Le linceul
Par la fenêtre je vois un avion qui passe. Il
vole bas, lentement et silencieusement, on dirait qu’il est pratiquement à la
hauteur de l’immeuble. Un autre passe derrière lui. C’est tellement étrange ces
avions en pleine ville…
Je me précipite sur le balcon. C’est celui de
l’immeuble ou habite mon père, une de ces tours qui dominent Paris. Quelqu’un
d’autre est avec moi, mais je ne sais pas qui. Il fait nuit, tous les immeubles
sont éclairés comme l’avenue à nos pieds où passent des voitures. Les avions se
sont éloignés. Il règne un silence énorme, impressionnant, qui fait peur.
Toutes les lumières en même temps se sont éteintes. L’obscurité est totale. Je
voudrais rentrer dans l’appartement. Je sais qu’il en est de même pour l’autre
personne, nous voudrions parler, nous ne le pouvons pas plus que bouger, mais
nous nous percevons, nous savons que nous ressentons la même chose, nous savons
que tout s’est arrêté, nous savons que les avions silencieux ont lâché leur
cargaison létale, nous savons que nous sommes morts. Nous ne sommes pas dans la
révolte, nous savons qu’il n’y a plus rien à faire, mais il y a dans cet instant
qui menace de durer pour l’éternité une intense charge d’angoisse et de
terreur. Nous sommes dans un linceul. Est-ce que ce sera ainsi, la mort, dans
la prochaine guerre ?
C’était un cauchemar dur,
très court dans la perception de son déroulé, sans ces histoires compliquées et
chaotiques imbriquées les unes dans les autres qu’on essaie de se rappeler au
matin, juste cette courte séquence mais d’une effrayante présence. Je rêve peu.
Enfin, je me souviens peu de mes rêves. Cela dépend des périodes aussi. Disons
que je me souviens particulièrement peu de mes rêves en ce moment. Pas très
drôle que le seul qui vienne s’offrir à moi soit un tel cauchemar, j’aurais
préféré bien sûr un de ces rêves coquins où l’imagination baroque s’en donne à
cœur joie et qui viennent parfois rajouter un peu de sel à mes nuits.
Malfaisant coup de téléphone qui m’a réveillé en pleine nuit. Je suis sûr que sinon je ne me serais rappelé de rien. Et bienfaisant en même temps. Mieux vaut savoir ce qui passe dans le circuit. Et puis il y a ce plaisir toujours du réveil après un mauvais rêve, sortir des limbes, bouger la main, ouvrir la bouche, sentir le rêve s’affadir, le rêve auquel on ne croit plus tout à fait mais qui perdure encore pendant un moment dans la conscience comme un angoissant bruit de fond, le sentir qui s’éloigne, pouvoir dire enfin : « Ouf, ce n’était qu’un rêve, je suis vivant, bien vivant… »