La force de la vie
Ce matin c’était étrange,
dans l’évier de la salle de bain, il y avait échouée là je ne sais comment une
guêpe bourdonnante, blessée sans doute. J’ai ouvert fort le robinet, le flux
puissant, tourbillonnant l’a emportée dans la vidange. Mais à peine le robinet
fermé je l’ai vu réapparaître, antennes frémissantes au rebord du trou. J’ai
refait couler l’eau plus longuement cette fois. J’ai achevé ma toilette. Il a
bien dû s’écouler dix minutes, un quart d’heure peut-être. J’étais occupé à me
passer un coup de peigne dans les cheveux. J’ai perçu un bruit à peine audible,
comme un bourdonnement. J’ai suspendu mon geste, attentif. Un bourdonnement
oui... Et je l’ai vu réapparaître à nouveau, ses antennes d’abord puis son
corps entier au débouché de l’évacuation, partageant avec nous humains cet
acharnement à vivre, tellement persévérante, tellement tenace, je l’ai vue
s’avançant lentement, comme elle pouvait, le long de la paroi lisse de l’évier,
tentant de remonter, vers l’air, vers la lumière, poursuivant sa lutte…
Et moi alors, moi qui
pourtant ne suis pas un fanatique de la préservation de la vie, qui n’hésite
pas à l’occasion à liquider une mouche qui ne me fait pas d’autre mal que de
m’agacer en bourdonnant autour de moi, je me suis senti une sorte de respect
pour cette ténacité, une sorte de compassion pour cette forme vivante dépourvue
– du moins je le suppose – de toute conscience d’elle-même. Je l’ai recueillie
délicatement sur la pointe du peigne et, claudiquant, appuyé sur une seule
canne, j’ai été jusque sur la terrasse où je l’ai posée dans la verdure de la
plate-bande. Pour qu’elle y meure sans doute mais au moins ce sera au milieu
des feuilles, dans l’air tiède, dans ce petit bout d’ersatz de nature…
J’ai eu envie de cette compassion
et j’ai ressenti une joie très étrange de cette action minuscule !