"L'art de la joie"
J’ai terminé « L’art
de la joie » de Goliarda Sapienza, un beau gros plaisir de lecture, plus
de six cent pages…
Le récit suit la vie de
Modesta une femme née le 1° janvier 1900 en Sicile tandis qu’en arrière fond on
assiste à l’évolution sociale et politique de l’Italie pendant la première
moitié du précédent siècle, décomposition de l’ancienne société, pouvoir
fasciste, guerre, libération et désillusions politiques de l’après guerre.
Modesta est née dans une masure paysanne au fin fond de la Sicile, les
circonstances de sa vie vont la mener dans une famille princière dont l’ambiance
« fin d’époque » évoque « Le guépard » de Lampedusa et de
Visconti. Sa personnalité exceptionnelle va lui permettre de devenir le pivot
tout à fait atypique de cette famille, d’une tribu qui se constitue autour
d’elle. Derrière les masques sociaux Modesta est avant tout une femme libre qui
s’affirme contre les préjugés de la vieille société et de la religion mais
aussi contre les limites qu’elle rencontre dans les milieux de gauche et
d’extrême gauche qu’elle fréquente. Elle prône pour sa part des idées
féministes révolutionnaires mais même si elle lit et apprend beaucoup ce qui
compte c’est que ses idées ne lui viennent pas de l’extérieur mais qu’elles
apparaissent plutôt comme l’expression la plus développée d’un cheminement
personnel sans concession à l’écoute de ses désirs, de son aspiration au
bonheur et des valeurs qu’elle se construit à travers la façon dont elle
conduit sa vie.
Modesta est le personnage
central autour de laquelle tout gravite. Parfois le récit est à la première
personne, c’est Modesta qui s’exprime, parfois à la troisième, on passe d’une
forme à une autre sans solution de continuité parfois au sein d’un même
paragraphe, les évènements marquants surgissent parfois dans le cours même d’un
dialogue, le temps tantôt se dilate (on reste pendant plusieurs chapitres sur
un bref moment) tantôt se contracte (une longue période s’écoule dans un seul
chapitre). Toutes ces techniques qui brouillent un peu la compréhension par
rapport à un récit chronologique classique permettent de suivre au plus près la
subjectivité de Modesta tout en déplaçant sans cesse la focale et l’angle de
vue, ce qui donne de l’épaisseur et de la profondeur au personnage comme au
monde qui gravite autour d’elle.
Par moments simplement on se
dit que cette Modesta est un peu « trop » tout. Trop forte, trop
intelligente, trop habile, trop belle, trop à l’aise dans son corps et dans sa
sexualité et tout cela facilement, quasi instinctivement, sans qu’elle ait à le
conquérir. Elle avance dans sa vie, sans hésitation, ni repentir, tout lui
réussit sans coup férir, elle change radicalement de position sociale mais ne
devient pas esclave pour autant de cette position sociale, elle fascine tous
ceux qu’elle rencontre et obtient d’eux ce qu’elle veut, les drames qu’elle
traverse l’aident à progresser vers plus de radicalité, plus de sérénité, plus
de joie. L’auteur a voulu sans doute faire passer à travers elle toute ses
idées et ses espérances, elle en a fait un personnage porte-parole, un symbole
de toute ses aspirations. Mais cette réserve au final importe peu. On l’aime
cette Modesta et on l’admire, elle fait penser et elle fait rêver.
Etre soi. Chercher le
bonheur en soi et pour soi tout en étant dans le respect intransigeant de
l’autonomie des autres, sans chercher à aliéner quiconque à soi. Refuser les
substituts que ce soit celui des religions ou des idéologies, ou de
l’affirmation sociale, se défaire des idoles, des héros.
« Tant que les gens
iront au massacre pour apaiser leur sentiment de culpabilité, la cause sera
perdue dès le départ. Je n’ai plus confiance en aucun héros de l’avenir »
Accueillir ce qui vient,
être disponible à l’amour, aux amours, aux partages avec les autres, ne pas
s’enfermer dans l’illusion de la permanence, refuser la répression mortifère
des élans, éradiquer toute jalousie, vivre pleinement les bonheurs que le corps
peut offrir. J’aime cela qui fait écho en moi : « comment pouvais-je
savoir que dans l’herbe de l’amitié tranquille peut aussi pousser un plaisir
plus fort que la passion, un sûr plaisir charnel, sans déchirements, sans
incertitudes. »
Chercher dans chaque instant
la joie qu’il peut porter, que ce soit dans une étreinte amoureuse, dans la
contemplation d’un soleil couchant, dans une nage matinale, chercher cette joie
y compris dans des moments difficiles ou tragiques.
Alors même qu’ici on est
dans un contexte d’athéisme radical certains accents peuvent évoquer Etty
Hillesum ce qui montre bien ce qu’il y a d’universel dans l’appréhension de la
vie par ces deux femmes au-delà de leur différences radicales.
Il me semble que passé le mi-temps de sa vie Modesta devient plus proche. Peut-être parce que là tout est moins simple et coulant de source, parce qu’elle se coltine aux fantômes de la jeunesse passée et qu’il lui faut s’affronter à certaines contradictions avec les proches, les enfants notamment qui ne suivent pas forcément sa voie. J’aime cette sérénité qu’elle conquiert, oui, là on a le sentiment qu’elle la conquiert vraiment de haute lutte. Et ce qu’elle évoque me parle encore plus à moi, homme vieillissant, au moment où « la vie file, rapide, en ce temps de jeunesse consciente ». J’aime cette expression de « jeunesse consciente », j’aime me dire que c’est là où je suis, où je dois tenter d’être, tant qu’il est temps et avoir l’art moi aussi d’en tirer tout ce qui en est possible.
(Ecrit le 3 Aout)