Une recherche du temps perdu
J’avance dans la lecture du beau « roman » d’Alain Fleischer, "L'amant en culottes courtes". Je l’ai commencé à Londres, ce
qui était de circonstances puisqu’il raconte le séjour en 1957 d’un jeune
français dans une famille anglaise. C’est l’année de ses treize ans et c’est
l’année de son initiation amoureuse, c’est un moment exceptionnel, un moment
qui a sédimenté ensuite dans la conscience du jeune homme, de l’adulte puis de
l’homme mur qui atteint désormais au temps des bilans et des remémorations.
Evidemment ce livre me
parle. Moi aussi, une petite dizaine d’années plus tard, j’ai eu droit au
séjour en famille anglaise, moi aussi c’était à la fin de mon année de
quatrième, moi aussi je me suis retrouvé dans une famille pilotée par une maîtresse
femme « reine d’un royaume sans roi », dont le mari, british jusqu’au
bout des ongles, suivait le mouvement placide et souriant et la pipe entre les
dents. Elle organisait pour moi quantité d’activités et me faisait piloter par
ses grands garçons un peu plus âgés que moi. Il s’agissait non seulement
d’apprendre la langue mais aussi de me doter d’un soupçon des valeurs et de la
culture propre à une certain « english way of life ». J’ai retrouvé
là donc avec une sorte de jubilation beaucoup de l’ambiance et de mes ressentis
du temps.
Je n’étais pas aussi précoce
à tous points de vue que le petit Alain. Il n’y avait pas de jolie fille et de
toute façon, y en aurait-il eu, j’étais à mille lieux des préoccupations
sexuelles déjà si vives du jeune Alain. J’étais encore bien plus petit garçon
que lui !
L’aisance du jeune garçon,
sa facilité à entrer sans angoisse dans la sexualité, comme dans quelque chose
de simple, de naturel, d’évident, sa confiance en lui, me fascinent quand je la
mets en rapport avec mes propres difficultés en ces matières et qui ont été si
persistantes.
« J’ai longtemps porté
des culottes courtes – ici s’arrête l’imitation d’une œuvre inimitable entre
toutes -.et longtemps j’ai regretté de n’avoir pu les porter plus longtemps ».
Ainsi commence ce récit. Et
la référence à Proust n’est pas anodine. Il y a dans ce livre une évidente
recherche du temps perdu, qui partage avec l’autre une volonté d’appréhension
du temps passé dans toute son épaisseur, avec ce que lui a rajouté l’imagination
et les souvenirs qui l’ont transmué au long des années. Chaque moment est
suivi, analysé, décortiqué au plus près, il faut plus de six cent pages
imprimées serrées pour raconter le temps d’un seul mois d’un petit garçon
s’initiant à l’amour et à la sexualité.
Il est écrit sous le
titre : « roman ». Mais la quatrième de couverture nous indique
qu’il s’agit d’un « récit strictement autobiographique ». A vrai dire
plus on avance dans la lecture, plus il est manifeste que l’on n’est pas, que
l’on ne peut pas être dans le strictement autobiographique. On peut même penser
que le fait de marquer le récit de signes aussi explicites de l’autobiographie
(le je assumé, le nom exact, les références temporelles et géographiques
extrêmement précises) sont là pour masquer le fait qu’on est justement dans un
roman, dans une fiction, même si c’est une fiction qui prend sa source dans
l’autobiographie, une fiction qui rend compte de façon véridique d’une certaine
réalité émotionnelle, de la trace qu’elle a laissé dans la conscience de
l’auteur. (exactement à l’inverse de récits qui cherchent à masquer sans
masquer à travers l’emploi de la 3° personne, des noms d’emprunt, du flou dans
les détails).
Ce qui est magnifié ce n’est
pas l’adolescence, ce n’est pas le passage à l’âge adulte comme le ferait un
banal récit d’apprentissage. Alain n’est pas à demi enfant, à demi homme, en
train d’effectuer cette mue le plus souvent exaltante mais source d’anxiété et
de malaise. Il ne décrit pas le processus qui chez beaucoup s’étire plus ou
moins laborieusement, parfois douloureusement sur une période longue, il se
concentre comme en un précipité, sur le temps bref d’un séjour emblématique et
initiatique, sur un moment magique, celui d’un temps d’exact équilibre entre
une plénitude d’enfant et une plénitude d’adulte. Mais ce qui lui donne sa
force et nimbe ces moments solaires d’une touche de nostalgie c’est d’emblée la
conscience que cet équilibre est précaire, qu’il ne pourra perdurer, que va se
perdre incessamment la situation de petits garçon, les culottes courtes, les
jouets d’enfants, l’amour de la grand-mère, que les premières fois sont aussi
des dernières fois.
C’est cette présence de la perte inéluctable qui donne sa profondeur au récit, qui le prolonge dans la conscience de l’adulte, de celui qui par le récit tente de rappeler à lui le petit garçon qu’il fut.
C’est bien une recherche du
temps perdu.