"Le pressentiment"
Le festival du cinéma
Télérama a ceci de bon qu’il permet de voir certains des films de l’année
précédente qui aurait pu nous échapper, parmi ceux qui ont plébiscités par les
critiques et par les lecteurs du magazine. Je dois dire que pour cette année
j’ai ai déjà vu 11 sur les 15 cités, manquait toutefois à mon tableau de chasse
parmi ceux que je souhaitais voir « Le pressentiment » de Jean-Pierre
Darroussin
J’ai beaucoup aimé, j’ai été
très touché.
C’est un film très personnel,
très habité, complètement porté par Jean-Pierre Darroussin qui en est à la fois
le réalisateur et le magistral interprète. Sans doute dit-il beaucoup de choses
de lui à travers ce film qu’il porte depuis longtemps, il a été très marqué par
le roman de Bove dont il s’inspire (ce qui me donne d’ailleurs envie de le
lire, moi qui ne connais pas du tout cet auteur). La façon de filmer colle
parfaitement avec le propos, n’en dévie jamais, nous mettant admirablement dans
l’ambiance et dans le ressenti psychologique de cet homme en partance.
C’est l’histoire d’un
déclassement volontaire. Mais cela va beaucoup plus loin qu’une simple affaire
de changement de classe. Le personnage est ailleurs, absent au monde courant,
c’est un « renonçant ». La mort pressentie n’est que l’aboutissement
extrême de cet éloignement progressif. Il est et se sait « un peu
spécial », il est ailleurs, décalé, non seulement par rapport à sa classe
sociale mais par rapport à la comédie humaine dans son ensemble, par rapport
aux êtres et au monde en général. Il est profondément bon, profondément doux
dans un monde où les gens sont méchants. Il n’a pas de hargne à l’égard de tous
les personnages grotesques qui l’entourent, que ce soit ceux de son ancienne
vie, bourgeois suffisants, cultureux ridicules, ou ceux de sa nouvelle vie,
voisine aguicheuse, pipelettes médisantes. Il est retiré du jeu, s’en retire de
plus en plus. Non seulement il a quitté sa famille et sa femme mais il
s’éloigne aussi d’une maîtresse douce et gentille. Il ressent une certaine
culpabilité à ne pas agir dans ce monde si bancal. Sa tendresse et son humanité
se manifestent cependant, par des gestes simples, des dons gratuits dont il
n’attend rien en retour et surtout par le souci qu’il prend d’une gamine qui se
retrouve seule, mutique et perdue après l’hospitalisation de sa mère, il la
recueille chez lui, écoute son silence, lui parle, peu, mais avec des mots qui
disent une vraie affection.
Assez fréquemment l’auteur a
recours au monologue intérieur, on le voit immobile et songeur avec son regard
doux de chien battu, on l’écoute dire ses pensées en voix off. C’est la
première image, la première pensée du film, il attend sous les lambris luxueux
de l’entreprise de son frère que celui ci le reçoive : « mais qu’est
ce que je suis venu faire là », tout de suite le ton est donné dont le
film et le personnage ne se départiront pas.
Il regarde. Il observe à la
fois avec acuité et distance. La vie telle qu’elle va, dans ses drames comme
dans ses manifestations minuscules et triviales : voyez comment une troupe
de pigeons se disputant un morceau de pain envahit tout à coup son espace
mental et comment en quelques images il nous le fait intensément ressentir.
Il va et vient à travers
Paris et ses quartiers, passant d’un monde à l’autre, en taxi, en métro, sur
son vélo aussi, le voici figure précaire, oscillante, zigzaguant entre les
voitures sur la Place de la Concorde. (Tiens d’ailleurs, pour ceux qui aiment
suivre mes promenades parisiennes, c’est aussi un beau film de déambulations
dans Paris)
Tout n’est pas noir, le
monde, les gens sont mauvais mais pas tous et pas complètement, l’attention
désintéressée qu’il porte à la jeune fille échouée chez lui, la tendresse qu’il
lui accorde laissera sans doute une trace durable en elle. Il y a de l’échange
et du retour. La jeune fille mutique au départ lui manifeste une reconnaissance
pure et vraie, comme la mère de celle-ci d’ailleurs.
Si ce film me touche ainsi c’est que sans doute il y a en moi aussi quelquechose de ce personnage, non pas bien sûr avec les formes extrêmes et continues que prend chez lui la mise à l’écart du monde. Mais tout de même ce sentiment parfois de se demander ce que l’on fait là, cette acuité du regard qui fait pendant à la débilité de la volonté, à l’inappétence au mouvement et à l’action ça ne m’est pas inconnu. Et sans doute y suis-je d’autant plus sensible dans la période que je vis en ce moment avec mes interrogations récurrentes autour des dépressions, celle affirmée de Constance, la mienne, plus « light » et souterraine, ce que j’appelle « ma ligne grise »…