Engagement
J’avais de l’admiration pour
l’Abbé Pierre bien sûr, pour sa capacité d’indignation toujours présente, pour
son action inlassable, pour son indépendance à l’égard de tous les pouvoirs,
pour les positions qu’il a su prendre contre les dogmes les plus réactionnaires
de l’église sur les questions de mœurs. Mais il était dans l’ordre des choses
qu’il s’éteigne après cette longue vie. Il est normal que cela cause une
certaine émotion chez chacun d’entre nous, normal que celle-ci soit plus forte
chez ceux pour lesquels il a lutté ou chez ceux qui se sont engagés au
quotidien dans son combat.
Mais je suis assez perplexe
devant le déferlement médiatique que cela suscite, devant une façon assez
ostentatoire d’afficher cette affliction chez certains en particulier parmi ceux
qui comme moi vivent dans une quiétude de nantis et ne sont concernés que de
très loin par la misère du monde. Et que dire de nos politiques qui pleurent si
fort « l’immense conscience morale ». Que n’ont-ils su, que n’ont-ils
pu dans cette société si riche, de plus en plus riche, indécemment riche, faire
que le problème ne se pose plus.
Cette perplexité me ramène à
moi-même, à mes propres insuffisances, à ma propre mauvaise conscience.
Je reste toujours très
sensible à la misère du monde et à celle qui est la plus proche de nous, celle
qui se donne à voir sur nos quais de métros, sur nos trottoirs. Le serrement de
cœur est toujours là, je ressens un déchirement, ça me fait mal. Je ne suis
donc pas indifférent, loin de là. Mais la capacité de rébellion, d’indignation,
celle qui fait agir, n’est plus là. Je me sens incapable de me mobiliser
vraiment. Je peux faire un chèque de temps en temps à telle ou telle
association. Mais qu’est-ce que donner un peu d’argent par rapport à l’action
réelle, celle qui accepte de se mettre les mains dans le cambouis, qui se
coltine aux gens eux-même, qui bouscule en profondeur le train-train de la vie
que l’on mène ? Pas grand chose sinon s’acheter de la bonne conscience à
peu de frais. Et encore ça ne marche pas si bien. La preuve. Et je ne peux
m’empêcher de penser parfois, qu’à l’aune de tout ça, mes petites
préoccupations, mes écritures, tout ce babil auquel je consacre tant d’heures,
auquel je prends certes plaisir et que j’ai plaisir à partager avec vous, que
tout ça, tout de même, est un peu dérisoire.
J’ai été militant. Très.
Engagé au point d’en marquer significativement ma vie puisque j’en ai
bouleversé mes études et que j’ai quitté des chemins qui m’étaient tracés. J’ai
été investi jusqu’au cou pendant plusieurs années, lointaines maintenant mais
qui restent des années phares dont je garde nostalgie et vers lesquelles je me
tourne non malheureusement pour y trouver l’énergie de nouveaux engagements
mais pour y contempler ma conscience malheureuse. D’étapes en étapes j’ai perdu
mes illusions mais avec elles aussi ma capacité de mobilisation et
d’intervention. Je l’ai perdu à l’égard du monde politique mais aussi pour
d’autres engagements qui auraient pu s’y substituer, d’autres combats, à
l’échelle de la vie associative de proximité par exemple. Cela ça aurait pu, ça
aurait dû perdurer.
J’aurais pu certes plus mal
tourner. Il y a ceux qui ont si mal supporté la fin de leurs illusions qu’ils
en sont morts (j’en ai connus) ou ont disjoncté. Il y a ceux qui au contraire
ont tourné casaque sans complexe et se sont habilement recyclés dans le fric ou
dans les hautes sphères médiatico politiques. Moi je suis dans une sorte de
position médiane, tiens je pourrais dire là encore que je suis sur une ligne
grise.
Et je ne peux m’empêcher de
me dire qu’au fond je n’ai fait tout au long qu’être conforme à ma vérité de
classe profonde. Issu de la petite bourgeoisie intellectuelle parisienne
j’étais conforme dans mes engagements d’extrême gauche post soixante-huitards.
Urbain éduqué, devenu petit cadre de la fonction publique, propriétaire de mon
logement, ayant des enfants passés par les « bons » lycées et que ne
menacent pas le déclassement, je le suis en étant social-démocrate bon teint.
Et conforme au-delà même aux enseignements de sagesse bourgeoise de ma
grand-mère issue de lignées de petits paysans propriétaires du sud-ouest,
basculant dans la moyenne bourgeoisie. Je me souviens de mes discussions
passionnées avec elle du temps de mes engagements militants, c’était une femme
ouverte, intelligente, pas classiquement réactionnaire, pas effrayée par les
« rouges », elle s’enthousiasmait même de mes enthousiasmes tout en
les contestant mais elle terminait toujours en disant : « c’est bien
mon garçon, c’est bien, tu jettes ta gourme, mais tu verras, tu
reviendras… » Elle avait raison.