Ricochet 2004: L'envol
C’est la fin juillet. Nous
sommes ici, dans ce même petit appartement où à l’heure qu’il est j’écris ces
mots. Taupin et sa Taupine viennent d’arriver. Nous leur avons loué pour une
semaine un appartement au dessous du nôtre. Ils s’y installent en petit couple
amoureux. Cela nous fait drôle. Ils se sont vus bien sûr au cours de l’année,
ils avaient même eu déjà l’occasion de passer de petits bouts de vacances
ensemble mais jamais avec nous et dans l’étroite mesure des loisirs limités que
laisse une année de prépa dans sa phase finale de préparation et de passage des
concours.
Dès leur arrivée Taupin nous
annonce que c’est aujourd'hui même l’anniversaire de son amie. Vite ! Je
débouche le champagne que j’avais de toute façon mis au frais en prévision de
leur arrivée et des résultats aux concours. Le bouchon saute. Taupin offre un
joli bijou à sa Taupine. Il a l’air profondément amoureux. Cela a tout d’un
engagement et j’ai le sentiment que c’est ainsi qu’il le conçoit.
Les résultats connus pour le
moment sont satisfaisants et assez homogène entre elle et lui, laissant
présager qu’ils ont de bonnes chances d’intégrer tous deux une des écoles
qu’ils souhaitent en région parisienne. Les jours qui viennent sont un temps
d’attente, un temps d’attente plutôt confiant et donc plutôt joyeux, le premier
appel des écoles doit intervenir dans les tous prochains jours.
Ces jours nous les
partageons et ce sont des moments de bonheur familial. Ils sont comme une
justification de tout le reste. Nous prenons certains repas ensemble, d’autres
chaque couple de son côté. Nous nous retrouvons à la plage, nous faisons des
promenades communes et ils en font d’autres en amoureux. Nous parlons peu de
projet puisque beaucoup de choses dans l’immédiat sont liés aux résultats des
concours encore en attente mais l’avenir pourtant semble porté par l’impatience
joyeuse qu’ils ressentent au moment où s’ouvre ce chapitre nouveau de leurs
jeunes vies.
C’est un bonheur pour les
parents de voir les enfants bien dans leur peau, plein d’attente et
d’enthousiasme pour leur vie telle qu’elle se présente. Et profondément
valorisant aussi. Des choses ont pu être raté dans la vie. Mais tout ne l’a pas
été. Si les enfants se sont développés de façon harmonieuse c’est sûrement qu’au
moins on a été capable de leur offrir un environnement tel qu’ils puissent
s’épanouir ainsi.
Et c’est curieux. Relisant
les pages de journal de ce mois de juillet je trouve plusieurs entrées et un
climat dominant extrêmement sombre. Comme quoi, tout est mêlé…
Les résultats des concours
sont conformes au meilleur de leurs attentes. Dés le premier appel ils sont
pris tous les deux à Centrale Paris. Champagne à nouveau !
Par un beau dimanche de
début septembre, nouvelle étape. L’école accueille sa nouvelle promotion.
Taupin y est parti dès le matin, il doit procéder à diverses formalités
administratives et recevoir la clé de sa chambre. Nous l’y rejoignons
l’après-midi avec la voiture chargée de son barda, de tout ce qu’il souhaite
emmener avec lui sur le campus.
L’accès aux allées qui
desservent les bâtiments d’habitation est quelque peu embouteillé de voitures
aux immatriculations provenant de partout en France. Des étudiants d’une année
antérieure, armés de talkie-walkie, tentent avec un succès modéré de réguler
l’accès mais ça n’entame en rien la bonne humeur dominante. Ça emménage dans tous
les sens dans une joyeuse cohue. Les chambres sont tout ce qu’il y a de plus
modestes et très exigues d’autant qu’en première année les étudiants se
partagent une chambre à deux. Les chambres ne sont pas mixtes mais les
bâtiments le sont. Taupine est au même étage, à trois chambres de distance de
Taupin, ça baigne ! Il règne une ambiance qui rappelle celle d’un départ en
colonie de vacances. Les parents sont là, un peu émoustillés, fiers de leur
« grands » et de leurs « grandes », heureux mais partageant
tous sans doute une pointe de mélancolie au moment où il va falloir se quitter,
la conscience d’une page qui se tourne…
Taupin comme on dit a
« intégré » mais aujourd'hui il intègre de façon concrète, c’est à
dire qu’il « détègre » le domicile familial.
Les enfants qui prennent
leur envol c’est aussi une autre étape qui s’ouvre pour les parents. Là ce
n’est que le début. Il garde sa chambre à la maison, avec l’essentiel de ses
affaires qui ne peuvent entrer dans sa piaule du campus, il y viendra
régulièrement, y passera ses week-end, sauf ceux où il a mieux à faire et puis
il y a Bilbo qui est lui là encore pour quelques années mais n’empêche c’est
une première étape. Des modes de fonctionnement qui impliquaient nécessairement
quatre partenaires n’en impliquent plus que trois, bientôt ils n’en
impliqueront plus que deux.
Peut-être d’ailleurs ces
modes de fonctionnement me les étaient-je mis en carcan. Je repense au fait que
deux-trois ans plus tôt j’ai eu l’opportunité de pouvoir prendre un poste
intéressant dans la belle ville de province, lieu d’une partie de mes racines,
pas loin de là où je dispose d’une maison et où j’ai plus ou moins le projet de
m’installer lorsque je prendrai ma retraite. J’y voyais aussi l’occasion d’un
renouvellement professionnel dont je sentais bien que je commençais à avoir
très sérieusement besoin. La lassitude, le sentiment de tourner en rond dans
mon activité professionnelle n’a fait que s’accroître depuis. J’avais hésité.
La complexité de l’organisation de la transition familiale même en l’effectuant
sur deux ans et l’hostilité très forte des garçons à quitter leur Paris m’avait
dissuadé. Je me dis maintenant que sans doute c’était un prétexte. Qu’est-ce
qui m’empêchait de me lancer, d’y aller moi, de louer là-bas un studio, d’y
mener une vie plus indépendante qui en réalité aurait mieux correspondu à mes
besoins tout en revenant régulièrement à Paris ? Je me souviens l’idée
m’en avait traversé. Je m’étais même dit mais sans creuser :« il y
aurait aussi à coup sûr d’autres avantages ». C’était juste une pensée
passante, cela n’avait pas été plus loin, je n’avais pas cherché à analyser ce
que pouvaient être ces « autres avantages ». Je n’avais pas creusé
cette idée d’avoir un coin vraiment à moi, de disposer d’une autonomie pour
développer et organiser de nouvelles relations. Je n’avais qu’entraperçue et
tout de suite mis sous le boisseau cette idée qu’il y avait là peut-être une
opportunité à saisir, celle d’une séparation à demi, d’une séparation en
douceur, d’une séparation qui ne se dirait pas…
Non ça n’avait pas été plus loin. Le coût financier de l’opération, l’idée que ça ne se fait pas, que si l’on est une famille à priori on habite ensemble, m’avait tout de suite fait écarter cette hypothèse sans que je la creuse plus. Enfin c’est ce que je m’étais dit. Plus vraisemblablement c’est tout simplement la peur du changement qui d’emblée m’avait fait enterrer cette possibilité sans même l’explorer…
(Ecrit en Bretagne le 24 février et publié hier sur le site Cailloux et Ricochets)