La pensée du crabe
J’ai ces derniers temps de
petits désagréments de santé récurrents, des remontées aérophagiques,
l’impression d’un poids dans l’abdomen, la sensation fréquente d’avoir
l’appétit coupé alors que je suis pourtant un amateur bon vivant des plaisirs
de bouche. En soi ces désagréments sont assez limités. Je ne souffre pas, ce
sont juste des gênes. Mais ils ramènent avec eux la pensée du crabe, cette idée
de la maladie dangereuse qui pourrait cheminer souterrainement à bas bruit
avant de se déclarer dans l’horreur. Le désagrément physique devient alors
secondaire, ce qui pèse c’est l’anxiété laquelle naturellement focalise mon
attention sur les gênes que je ressens, les entretenant, les nourrissant, les
magnifiant. L’anxiété alors colore tout le paysage, s’invite dans tous les
moments où je ne suis pas concentré sur l’action, dans les moments de latence
ou de rêverie, les projections dans l’avenir s’en trouvent brusquement
assorties d’un codicille effrayant : « oui, bien sûr, je vais faire
ceci ou cela, sauf si… ». Et au-delà bien sûr s’invite aussi la pensée que
de toute façon inévitablement la mort sera au rendez-vous, il faut le souhaiter
d’une façon moins terrifiante que par le cancer, nul ne sait sous quelle forme,
par accident ou par surprise ou par affaissement dans la grande vieillesse mais
ce sera, il viendra ce moment à la fois tellement évident et tellement
inconcevable et chaque jour nous en rapproche…
Le caractère récurrent de ce
genre de manifestations somatiques depuis de longues années me rassure en
partie. Je connais ma tendance parfois à être malade imaginaire. A d’autres
périodes d’ailleurs il m’est arrivé d’avoir des angoisses du même ordre mais
dans une toute autre sphère corporelle. J’avais une gêne dans le thorax et
l’épaule, le sentiment du cœur trop gros dans ma poitrine, l’impression que la
crise cardiaque allait me tomber dessus à la première occasion.
Je me dis : Tu te
connais, Val, ça t’arrive de temps en temps. Encore une fois ce ne sera rien.
Sans pouvoir m’empêcher de me dire aussi : oui, mais justement si cette
fois-ci c’était quelquechose. Après tout ça arrive, tu en connais plus d’un,
éclatant de santé, que rien ne semblait menacer et que soudain le crabe a
rattrapé.
J’ai vu mon médecin la
semaine dernière qui ne semblait guère inquiet. Mais je l’ai trouvé
insuffisamment clair, incapable de me donner des explications convaincantes à
mes malaises récurrents. Il me suit depuis pas mal d’années, je le pense
sérieux donc je continue avec lui mais c’est vraiment un médecin traditionnel
avec une approche purement corporelle, il n’est guère dans l’écoute et le
dialogue comme je le souhaiterais. Cette fois j’ai insisté tout de même pour
qu’il me prescrive des examens complémentaires. J’ai une certaine réticence à
multiplier les examens. Je n’ai pas trop envie de contribuer à ce climat de
surconsommation et surmédicalisation qui nous entoure. Enfin c’est la raison
officielle que je me donne. Peut-être qu’il en est une autre, paradoxale et
irrationnelle, celle de la peur tout simplement, la peur de découvrir
effectivement quelquechose et qu’il faille alors entrer dans une autre
perspective, dans le combat terrifiant.
Je n’ai pas encore fait cet
examen. J’ai attendu quelques jours pour prendre rendez-vous en me disant
« bof » mais finalement je me suis décidé et déjà d’avoir fait la
démarche il me semble que ma gêne s’est atténuée. Il serait idiot de passer à
côté de quelquechose, et d’ailleurs, si cet examen n’a pour fonction que de me
rassurer, c’est une raison suffisante. Donc ça ira mieux encore lorsque j’aurai
le résultat. Enfin, j’espère…
Aujourd'hui cela sent fort
le printemps. C’est à cela qu’il faut être attentif, aux plaisirs simples qui
vont avec lui, à la marche tranquille par exemple qui ce matin m’a mené par de
petites rues paisibles de chez moi à mon bureau, à la sensation de l’air doux
sur ma peau, à la caresse d’un soleil tendre sur mon visage…