Le cèdre de mon grand-père
Dans le jardin il y a un
grand cèdre. C’est un arbre plein de vigueur, dans la pleine croissance de sa
jeunesse d’arbre. Tous les ans il est plus haut, tous les ans ses branches
latérales prennent plus d’ampleur, envahissent un peu plus l’espace. Il bouche
la perspective depuis les fenêtres de ma chambre. On ne voit plus le fond du
jardin. D’ailleurs on en profite peu de ce jardin, on l’investit peu, on se
tient à sa lisière, sous l’auvent, là où l’on déjeune et dîne. C’est comme si
l’arbre avait phagocyté le jardin.
Mon grand père a planté cet
arbre dans les années 1975, au moment où il a acheté la maison, le jardin alors
était une friche. Il a choisi exprès un conifère, il a voulu un arbre à
croissance rapide car, déjà âgé, il souhaitait pouvoir de son vivant contempler
un bel arbre. En 1983, pour marquer la naissance de Taupin il a planté aussi un
second conifère, vers le fond, que l’on ne voit pas parce qu’il est masqué par
le cèdre mais qui lui aussi est devenu disproportionné.
Depuis plusieurs années on
se dit : ces arbres deviennent trop grands par rapport au lieu dans lequel
ils sont, il faudrait les faire abattre, repenser complètement l’espace. On ne
s’y est pas résolu jusque là. On ne vient pas là souvent et l’on se dit toujours :
bof, on verra plus tard. Ça fait mal d’abattre des arbres qui ne sont ni
malades ni menaçants, dépenser de l’argent pour détruire est toujours plus
difficile que d’en dépenser pour construire, on sait qu’on se retrouvera devant
un espace vide et qu’il faudra du temps pour recomposer et faire pousser des
arbres plus adaptés. Et puis sûrement on hésite aussi parce que c’est mon grand
père qui avait planté ces arbres avec amour, rêvant justement à de grands
arbres, ce qu’ils sont devenus, et qu’on pourrait penser le trahir en les
abattant.
Mais c’est à tort bien sûr. Plus on attend plus l’opération sera difficile et coûteuse. Nous n’avons que trop tardé. Et précisément parce que l’on veut marquer ce lieu de notre patte il faut oser s’affranchir de ce qu’avait voulu faire le grand-père. Ce n’est pas du tout le trahir, c’est au contraire affirmer que ce lieu qu’il nous a transmis reste vivant ou le redevient.
Couper ces arbres ce sera le premier signe d’appropriation véritable, la marque que le deuil, pourtant déjà lointain, sera vraiment accompli.
(Ecrit le 7 Aout)