"Le contraire de un"
Je peux aimer beaucoup ou
même trouver admirable une nouvelle ou un texte à forme brève. Mais je n’aime
pas trop en général en lire des recueils. Parce que le passage incessant d’un
climat, d’une ambiance, d’une histoire à une autre fait que, ma mémoire étant
ce qu’elle est, très vite tout se brouille, je n’en garde rien, un texte
recouvre le précédent et l’efface sans qu’il ait eu le temps de tracer son
sillon en moi.
Il n’en est pas de même pour
ce magnifique ensemble de nouvelles d’Erri De Luca. C’est que ce qui les relie
est très fort. Chacune a son unité, chacune pourrait être lue indépendamment
des autres et en ce sens il s’agit donc bien des nouvelles. Mais elles sont
fortement unifiées par le fait d’avoir un narrateur commun. Elles apparaissent
alors comme des fragments d’une autobiographie, celle d’Erri de Luca ou celle
en tout cas de quelqu'un qui partagerait avec lui bien des traits de
personnalité, bien des évènements de la vie. Les textes ne suivent pas la chronologie
mais ils s’éclairent les uns les autres, se renforcent mutuellement et
dessinent progressivement un portrait dans une histoire de vie dans les
tumultes du dernier demi-siècle. Ils me touchent sans doute aussi beaucoup
parce qu’ils sont ceux d’un homme à peu de chose près de ma génération, qui a
été marqué comme moi (quoique dans le contexte différent, plus violent, de
l’Italie) par les engagements et les désillusions des années de l’après
soixante-huit.
Y apparaissent dans le
désordre un gamin napolitain, un militant d’extrême gauche pris dans les
soubresauts quasi insurrectionnels des années 70, un trentenaire « dans le
temps le plus désertique de sa vie après les années des révoltes
vaincues », un ouvrier solitaire allant de chantier en chantier, roulant
sa bosse jusqu’en Afrique, au pays des fièvres, un homme se ressourçant dans la
nature et dans la pratique de la montagne et de l’alpinisme…
La langue est rugueuse comme
l’est la vie du narrateur, c’est une langue simple, forte, drue, aux phrases courtes,
ramassées, mais c’est tout le contraire d’une écriture blanche, c’est une
écriture savoureuse aux images pleines de sève. Quelques mots souvent suffisent
pour dire beaucoup, faire surgir des ambiances, des climats
psychologiques :
Voici quelques phrases
glanées, presque au hasard, juste pour donner une idée du style : Le voici
au cours d’une sortie de pêche qu’il fit enfant : « au milieu des
odeurs d’appât et de four, je me sentais membre d’une virilité commune, muette,
parfumée ». Dans une forteresse en ruine qui fut une prison il s’appuie à
« l’anneau de fer rouillé salé par la graisse des peines ». Marchant
en forêt il se fond à la nature: « pour être accueilli dans un bois
il faut chuchoter ses pas »…
La solitude est la modalité
la plus courante de sa vie mais elle est ponctuée de précieux moments de
communion collective ou de rapprochements amoureux. Ceux-ci souvent ne sont
qu’à peine esquissés mais peuvent malgré tout s’inscrire en profondeur et dans
la durée dans le cœur du narrateur, ainsi la main d’une femme serrée dans la
sienne le temps d’un bref voyage en voiture ou ce qui se noue au long d’une
difficile ascension avec une compagne de cordée « la bouche toujours à un
souffle de l’embrasser ». La cordée d’ailleurs c’est le symbole parfait de
ce « contraire de un » : « Nous sommes deux, le contraire
de un et de sa solitude suffisante » (Dans la nouvelle « Le pilier de
Rozes », l’une des plus belles…)
J’avais beaucoup aimé
Montedidio, qu’on pouvait prendre pour un joli conte de Noël. Ce texte-ci est
beaucoup plus âpre. Il est superbe. En le refermant j’ai envie de le relire, je
le garde sur ma table de nuit pour en déguster à nouveau, par exemple à
l’occasion de réveils intempestifs, certains des plus beaux récits.