Minuscule anecdote métropolitaine
C'était ce matin dans le métro. Parti du terminus, je suis assis, installé avec mon
bouquin, je suis en route pour une réunion. Il y a du monde
mais la rame n’est pas surchargée, mais c’est l’ambiance toujours un peu
sinistre du métro, visages fermés, chacun dans sa bulle.
Il y a un type en face de moi. Il peut avoir une petite soixantaine d’année, il
n’est pas grand mais large, râblé, le cheveu noir et le sourcil broussailleux,
brun de peau, les pommettes saillantes, avec des yeux noirs, légèrement bridés,
fortement enfoncés dans leurs orbites.
M’a traversé le terme
« kalmouk ». Je ne sais trop d’où le mot m’est venu, je ne sais pas
bien où c’est la Kalmoukie et si d’ailleurs ça existe autre part que dans
l’imaginaire, en tout cas c’est un type que j’aurais bien vu rivé à son cheval,
dévalant au grand galop à travers la steppe depuis les hautes terres mongoles.
Je sens le regard du type
posé avec insistance sur moi. Je lève les yeux de mon bouquin. Il sourit. Je
m’en sens presque gêné. Je jette un coup d’œil derrière moi. Y aurait-il un
autre spectacle ? Mais non c’est bien moi qu’il fixe. Je le regarde à mon
tour, vaguement interrogateur, je remets le nez dans mon bouquin, je l’observe
du coin de l’œil.
Il tient à la main une
cordelette, genre cordelette d’escalade. Avec il fait et défait des nœuds
coulants, il serre ou relâche le lien. Cela a l’air de l’amuser beaucoup, il me
regarde toujours. C’est légèrement pesant, ce pourrait presque être vaguement
inquiétant.
Il me sourit. Moi aussi, de
façon légèrement interrogative. Que faire d’autre ?
Il me dit : « Je
trouve que vous avez de belles lunettes Oui cette forme va très bien à votre
visage. Moi j’en ai deux paires, je ne les mets pas, il faut que je m’en fasse
faire d’ailleurs, c’est bien simple, je n’y vois rien sans lunettes, je vois
tout flou… »
Je suis un peu interloqué
mais au moins il me donne de quoi rebondir :
« Mais alors, si vous
n’y voyez rien, comment pouvez-vous dire que ces lunettes me vont si
bien ? »
Il élude, il se lance, tout
en continuant à jouer avec sa cordelette, dans diverses considérations sur sa
vue qui n’est plus ce qu’elle était, sur le souci de vieillir, sur ces lunettes
qui décidément me vont très bien, il y revient. Il parle avec douceur,
gentillesse, en souriant, son élocution est claire, il n’a pas l’air d’être
sous l’effet de l’alcool ou de quelque autre produit douteux. Tant bien que mal
je glisse des phrases entre les siennes pour faire écho, pour faire réponse.
J’arrive à ma station. Je me
lève et lui dis au revoir. « Au revoir » me répond-il « à dans
une prochaine vie »…
Je croise le regard d’une
jolie fille qui était derrière nous, elle me fait un grand sourire,
manifestement elle a suivi avec amusement notre dialogue un peu surréaliste,
dommage tiens qu’elle n’ait pas été aussi en face moi, peut-être aurions nous
construit une complicité de regards.
En m’éloignant je garde un
petit peu de mon sourire au coin du cœur. Pourquoi n’est-ce pas plus fréquent
d’échanger de façon spontanée dans des lieux publics entre des gens qui ne se
connaissent pas ? Même dans les trains il me semble que ça s’est perdu
(sans doute les antiques compartiments étaient-ils bien plus propices que les
rames de nos modernes TGV mais il n’y a pas que ça). Pourquoi se parler sans se
connaître est-ce d’abord ressenti comme une incongruité ? Et pourquoi même
d’ailleurs, si bizarrerie il y a comme c’était le cas ici, cette bizarrerie
est-elle d’abord suspecte ?
La bizarrerie ça met aussi
de la légèreté et de la poésie dans la vie. Merci, étrange kalmouk.