Cuisine et musique
Temps gris, froid, sentant
l’hiver tout à coup. Quand je suis rentré du bureau tout à l’heure en tout
début d’après-midi je n’avais guère envie de ressortir, j’ai eu la flemme même
d’aller me mettre dans le cocon d’une salle obscure. Ça ne tombait pas mal,
j’avais de la cuisine à préparer pour ce soir, un de ces plats qui sont
d’autant meilleurs qu’ils cuisent longtemps. Alors j’ai démarré tout de suite
dans la maison paisible et vide.
J’ai mis un disque, le
Miserere d’Allegri par le cœur « A sei voci ». C’est une musique que
je trouve très belle mais ce n’est pas le genre que j’écoute quotidiennement,
cela faisait même bien longtemps que je n’avais pas mis ce disque. Je l’ai mis
suffisamment fort pour qu’il envahisse tout mon espace mental. J’ai épluché mes
oignons, coupé mes carottes, j’ai sorti la viande de la marinade où je l’avais
mise ce matin avant de partir, je l’ai égouttée, j’ai fait lentement tout cela,
tout en écoutant. J’ai mis la musique suffisamment fort pour qu’elle envahisse
tout mon espace mental, pour qu’elle s’impose à moi par dessus le sons générés
par mes mouvements et mes activités, par dessus les grésillements des légumes
puis de la viande que je colore sur le feu vif.
Quelle puissance cette
musique ! Quelle puissance surtout ces voix humaines ! Elles éclosent
du silence, elles surgissent du fond des ventres et on les sent au fond des
nôtres même si ce n’est pas nous qui chantons puis elles s’élèvent et se
modulent, sans qu’on sache où elles vont, si elles vont s’appesantir vers le
sol ou s’élever au contraire, s’envoler vers le ciel. Mais elles s’élèvent
toujours finalement. Si on croit qu’elles retombent ce n’est que pour reprendre
leur élan.
Cette beauté pure me porte
et met en moi un sentiment d’harmonie. Il se fait une autre cuisine qui n’était
pas donnée à priori entre mon activité triviale et ces notes aériennes. Je peux
dire que je me sens bien quoique mes pensées et ma rêverie ne soient pas
nécessairement des plus gaies. Il y a ces pensées de ce peu que nous sommes,
ballottés sur notre petit coin de terre, dans ce petit espace de temps qui se
recroqueville à mesure qu’on avance, tous semblables au fond, avec nos lignes
grises ou nos passions douloureuses, c’est selon, mais tous soumis au temps inexorable.
Pensées un peu tristes mais terriblement douces, d’une douceur presque
mortuaire. Serait-ce la sérénité de l’acceptation ? Par moment je me
prends à regretter de ne pas avoir la foi, de ne pas pouvoir, de tout mon cœur,
percevoir ce temps de ma petite vie comme part d’un destin plus vaste.
Evidemment ce n’est pas un hasard si c’est cette musique qui conduit par là mes
pensées.
Ma viande maintenant mijote
tranquillement tandis que j’ai mis le disque à nouveau, enthousiaste à le
réécouter et tandis que je tente de mettre en mots ce que je ressens. Et le
fumet qui se dégage de la cuisson envahit peu à peu toute la maison,
ensorcelant lui aussi…
Post scriptum : Et à la dégustation un peu plus tard, il était fameux
ce bœuf bourguignon en effet. Est-ce d’avoir mitonné en musique ?