Sohie Calle: "Prenez soin de vous":
J’avais jusqu’à présent une
opinion assez mitigée du travail de Sophie Calle. Je le connaissais pour avoir
feuilleté ici ou là certains de ses livres, entendu parlé de certaines de ses
performances, le tout me paraissant assez artificiel et un tantinet
provocateur. J’ai toujours le petit soupçon qu’il n’y ait derrière des
attitudes volontiers exhibitionnistes plus de calcul mercantile que d’exigence
artistique personnelle ou de mise en jeu cruciale de soi.
J’ai été dimanche voir
l’exposition « Prenez soin de vous », dans les locaux de l’ancienne
Bibliothèque Nationale, rue Richelieu. J’ai pris le temps et je suis ressorti
vraiment emballé.
L’exposition reprend et
adapte l’installation présentée l’an dernier à la biennale de Venise. Elle est
disposée dans la magnifique salle Labrouste où furent autrefois les collections
de périodiques et où je n’avais pas mis les pieds depuis des années, depuis le
temps lointain où j’avais fréquenté ces lieux lorsque j’avais démarré une thèse
vite avortée. Et déjà c’est un choc d’en retrouver les vastes coupoles, les
longues travées de bois des tables de travail, éclairées par les lampes de
bureau en cloche diffusant une lumière douce, de s’y asseoir à nouveau pour y
regarder défiler des vidéos sur des écrans disposés ici et là ou pour scruter
sur les murs les installations grands formats. Il y avait du monde mais la
salle et la disposition permettait néanmoins une ambiance feutrée, intimiste,
propice à la rencontre avec chacune des pièces présentées.
Le point de départ de
« l’œuvre » est un mail de rupture reçu par Sophie Calle, un texte
très écrit, très littéraire, dans laquelle elle est vouvoyée, une lettre
exprimant à coups de formules bien tournées les regrets de l’amant à devoir
mettre un terme à une relation qu’il juge désormais impossible.
Une éclairante vidéo montre
Sophie Calle interrogée par une médiatrice familiale. Décor : deux
fauteuils, l’un dans lequel est assise Sophie, l’autre qui est vide, ou plutôt
non, sur lequel repose la feuille de papier sur laquelle est écrite la lettre.
La médiatrice fait parler la lettre et interroge Sophie qui commente avec
finesse aussi bien le texte que la relation qu’elle entretenait avec l’homme
qui la quitte. La lettre se termine par « Prenez soin de vous ». Elle
juge que cette formule est une fermeture qui clôt tout dialogue, qu’elle n’a
pas à répondre à un tel mail mais plutôt à s’en emparer pour elle-même.
« J’ai décidé de rendre publique cette lettre, d’en faire un objet public,
ça m’a fait beaucoup de bien. J’ai pris soin de moi, comme il m’avait demandé
de le faire ».
Elle adresse alors ce
courrier à 107 femmes de diverses professions, âge et conditions, en leur
demandant d’y réagir, avec leur subjectivité mais aussi avec les spécificités
portées par la profession ou l’art de chacune : Et voici donc la lettre
décortiquée par la psy, par la juge, par la commissaire de police, par la
joueuse d’échecs, par la comptable, par la correctrice d’édition, traduite par
la latiniste ou par l’angliciste ; la voici lue par des actrices qui
s’expriment à travers leurs personnalités différentes et traduisent ainsi
autant de registres dans lesquelles la lettre a pu être reçue ; la voici
magistralement portée par une femme clown, c’est très drôle mais profond aussi,
ça accroche en trois mimiques et mouvements de main les vérités de l’amant qui
s’enfuit ; la voici interprétée par des chanteuses, de Nathalie Dessay à
Diam’s, mise en note par des musiciennes, dansée par des danseuses ; la
voici commentée de façon lapidaire par une adolescente : « il se la
pète » ou bien résumée en quelques lignes par une écolière de CM2 qui au
fond a tout compris et qui conclut : « c’est triste ».
(Remarquez la jolie succession de points-virgules, c’est un petit clin d’œil
spécial Fuligineuse !)
Celui qui a écrit la lettre
de rupture ne se doutait pas que sa voix serait ainsi démultipliée. Ce serait
amusant de savoir comment il le perçoit. Sans déplaisir sûrement, à voir ses
mots devenir matrice d’une œuvre. Car sa lettre, dans son souci de la forme
comme dans l’image qu’il cherche à donner de lui, a quelquechose de ces
correspondances d’écrivains dont on sent que l’auteur tient compte en
l’écrivant qu’elle pourrait figurer un jour dans ses œuvres complètes.
L’ensemble est émouvant mais
aussi ludique et jubilatoire. Le public à l’évidence se sent concerné
personnellement, bien plus que dans une exposition artistique classique, c’est
sensible dans l’attitude qu’il adopte, dans les regards qu’il porte. Á son tour
il entre en résonance, à notre tour nous entrons en résonance.
Cette démarche s’apparente
en grand à ce que nous faisons en petit dans certains de nos blogs: mettre de
l’intime en jeu dans la sphère publique, voir les échos qu’ils suscitent,
puiser dans ces échos des éléments de notre propre avancée, bref se construire
soi-même par cet acte de mise en jeu. Il est donc loin d’être, ce dont on
aurait tendance à l’accuser, un exhibitionnisme gratuit. Il est plutôt
reconnaissance de ce que le regard d’autrui peut apporter à chacun, pour créer
une oeuvre, pour se créer soi, ou comme c’est le cas ici pour se créer soi en
créant une oeuvre.
Gilda parle aussi de cette
exposition et elle le fait, comme à l’accoutumée, avec intensité, avec tout son
cœur et toutes ses tripes.