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Les échos de Valclair
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12 mai 2008

"Le jour où mon père s'est tu":

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ce livre de Virginie Linhart. Il se détache du lot de ceux qui fleurissent en ce moment dans la foulée de la commémoration des 40 ans de mai 68. C’est un document qui contribue certes à l’histoire de cette période et de ceux qui l’ont fait mais c’est aussi et surtout une quête personnelle, une façon de dépasser des souffrances intimes, un dialogue avec un père brisé.

Virginie est née en 1966. Robert Linhart, son père, était un des dirigeants de l’UJCML, un des groupes maoïstes de l’avant mai, implanté en particulier à l’Ecole Normale Supérieure, dans l’ombre d’Althusser. Il est connu surtout pour le livre de témoignage « L’établi » qu’il a écrit sur son expérience d’intellectuel « allant au peuple » et s’établissant à l’usine et publié en 1978. Robert Linhart a connu de graves dépressions et des troubles psychiatriques, il a gardé des séquelles d’une tentative de suicide en 1981, le tout l’ayant éloigné de toute vie sociale et professionnelle active et de toute production intellectuelle. Il fait partie de ces gens qui ont été brisés dans la décomposition des mouvements de l’après 68 comme l’a été aussi, plus proche de moi, Michel Récanati évoqué par Romain Goupil dans son film « Mourir à trente ans » et bien d’autres anonymes. Il serait trop simple bien sûr de dire qu’ils ont été détruits par leur engagement, ces drames sont aussi le reflet de leur fragilité psychologique préalable mais il est incontestable que les désillusions politiques, les crises de leurs organisations dans les années qui ont suivi les ont confronté avec une violence proportionnelle à l’intensité de leurs engagements à leurs difficultés intimes.

Pour mieux comprendre sa propre histoire, Virginie va à la rencontre d’autres enfants de militants, né peu de temps avant ou dans les foulées des évènements, de pères ou de mères très engagés dans les mouvements militants de cette période, y occupant des positions dirigeantes. Elle les questionne sur la façon dont ils ont vécu leur enfance, cherche ce qu’ils ont en commun mais traque aussi les différences, elle confronte la façon dont les uns et les autres se sont construits et comment ils s’en trouvent marqués dans les valeurs qu’eux mêmes adoptent.

Ils ont tous soufferts, sous des formes et avec des intensités différentes, du fait qu’ils ont été des enfants qui, même aimés, passaient bien après tout le reste, qui n’étaient que la cinquième roue du carrosse, que leurs besoins spécifiques n’étaient pas entendus. Il n’est pas forcément positif que les enfants soient au centre de tout, il y a eu sûrement des excès dans l’autre depuis, mais ils ont besoin d’un minimum d’attention qui là faisaient trop souvent défaut.

Curieusement beaucoup de ces dirigeants, produits des grandes écoles, remettait tout en cause sauf la nécessité pour leurs enfants de s’inscrire dans l’excellence scolaire, créant situations schizophréniques et injonctions paradoxales. J’ai été particulièrement frappé par le fait que Linhart ne se soit pas gêné pour faire, dans la plus pure tradition de la magouille républicaine, des « interventions » pour inscrire sa fille dans un établissement de prestige plutôt que dans le collège de son quartier. Attitude assez stupéfiante dont je suis étonné qu’il n’ait pas pensé un instant que les injonctions paradoxales dont elle s’accompagnait pouvait être dramatique à vivre pour une adolescente : être dans le mépris des apparences, entendre tous les jours fustiger le monde dans lequel elle est plongée et être enjointe de s’y adapter ne devait pas être facile tous les jours. En plus Victor Duruy ! Le faubourg Saint Germain, les diplomates, l’aristocratie et la vieille bourgeoisie, le monde des rallyes ! Henri IV et les enfants de la bourgeoisie intellectuelle, ça n’aurait pas été plus républicain mais au moins l’écart idéologique avec la majorité de ses condisciples aurait été un peu moins gigantesque !

Beaucoup de ces enfants ont souffert aussi dans les temps de la fin de l’engagement lorsque les déliaisons familiales et militantes, la jouissance sans entrave, la fête et le sexe, la vie communautaire, ont remplacé chez leurs parents la politique au cours des années « extrêmement festives et extrêmement destructrices » qui ont suivi.

En réaction la plupart de ces enfants devenus adultes ont adopté des comportements opposés : refus de tout engagement politique même s’ils restent en général attachés aux valeurs « de gauche » de leur parents, choix de mode de vie plutôt bourgeois et conformiste, refus de la sexualité nomade, attitude cadrée avec les enfants. Virginie Linhart explique par exemple sa quasi névrose de rangement comme une réaction au désordre des logis parentaux.

Mais, au delà de ces éléments partagés le plus profond est ce qu’elle éclaire concernant son propre père. Elle interroge le silence familial qui a suivi la tentative de suicide de celui-ci, elle questionne la honte qui l’accompagne et qui renvoie à des problématiques familiales ancrée dans une histoire plus ancienne, dans les tragédies du siècle. Elle montre, en prenant l’exemple de deux familles, combien les attitudes qui ont suivi peuvent s’expliquer par une façon différente de survivre à la Shoah. Le fait d’être encore là, d’avoir survécu, peut être perçu comme licite, comme une victoire, comme une autorisation à vivre à pleines dents (dans la famille Sénik par exemple) ou s’accompagner au contraire d’une persistante culpabilité, entraînant une difficulté à vivre (dans la famille Linhart).

Dans la majorité des cas les parents qu’elle évoque, à l’exception de ceux qui ont été brisés comme son père ont accompli des parcours qui les ont maintenu dans une certaine élite politique, intellectuelle ou sociale, soit (rarement) dans le maintien des engagements d’origine (Krivine), soit dans des engagements devenus réformistes (Weber, Geismar, Barret), soit en s’affirmant dans d’autres domaines (Péninou, Rolland Castro). Mais elle évoque aussi des situations plus grises, dans lesquels les parents ont végété longuement, sans trouver de reconversion et de réalisation à leur mesure. Ces situations là sont sûrement les plus nombreuses et concernent certainement de nombreux anonymes, des militants qui se sont fortement engagés pendant plusieurs années, qui en ont obéré leur avenir notamment en renonçant à leurs études, sans être des dirigeants importants, soit qu’ils n’en aient pas eu la carrure, soit qu’ils aient été trop jeunes, soit les deux, suivez mon regard, je me sens concerné…

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Commentaires
V
Merci chère Ségo.<br /> Et je crois que ce bouquin devrait faire écho à certains éléments de ta propre histoire
S
Bon, cette fois, je me le commande ;)<br /> Ton blog est une perle Val, tant pas l'épaisseur de son contenu que la fluidité de ton écriture léchée, inlassable.
N
Je fais juste un petit passage ici, cher Valclair, pour te dire que j'ai vu hier un des films dont tu avais parlé, en bien d'ailleurs : "La visite de la fanfare". C'est un film magnifique.
V
"Selon l'âge, le métier et la classe sociale, les intérêts et les vieilles culpabilités, on accommodait la révolution à sa mesure" écrit Annie Ernaux dans les Années à propos de 68. Et oui, évidemment! Ainsi a-t-il pu y en avoir quantités de déclinaisons. Surtout si l'on prend en compte l'évolution des gens sur la durée. Les milieux d'origine ont pesé sur la façon de digérer l'évènement. Il n'y a pas de déterminisme strict (heureusement!), mais il n'empêche que des vieilleries comme l'origine de classe ça reste une donnée incontestable. J'ai tout à fait conscience pour ma part d'avoir été rattrapé par quelques vieux tropismes...<br /> Discussion passionnante n'est ce pas, chère Amaily, une de plus qu'il me plaira d'avoir avec toi de vive voix le jour où... sourire... <br /> <br /> C'est ce que tu dis aussi Pivoine mais je trouve ta formule sur ceux qui sont produits d'une histoire et d'autres qui le seraient moins, un peu dévalorisante, tout le monde est produit d'une histoire, et celle des modestes et des anonymes n'est pas moins valable et riche que celle de ceux issus de milieux socialement ou culturellement plus favorisés.
P
Tout ceci pour dire qu'être le fils et le produit de quelque chose et d'une histoire et le fils et le produit de M. Tout le monde et de Mme Personne, fait sans doute toute la différence. Je suis assez désabusée là, mais tout cette évocation réveille beaucoup de souvenirs, d'anciens questionnements et de quelques amertumes aussi.
Les échos de Valclair
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