"Le jour où mon père s'est tu":
J’ai lu avec beaucoup
d’intérêt ce livre de Virginie Linhart. Il se détache du lot de ceux qui
fleurissent en ce moment dans la foulée de la commémoration des 40 ans de mai
68. C’est un document qui contribue certes à l’histoire de cette période et de
ceux qui l’ont fait mais c’est aussi et surtout une quête personnelle, une
façon de dépasser des souffrances intimes, un dialogue avec un père brisé.
Virginie est née en 1966.
Robert Linhart, son père, était un des dirigeants de l’UJCML, un des groupes
maoïstes de l’avant mai, implanté en particulier à l’Ecole Normale Supérieure,
dans l’ombre d’Althusser. Il est connu surtout pour le livre de témoignage
« L’établi » qu’il a écrit sur son expérience d’intellectuel
« allant au peuple » et s’établissant à l’usine et publié en 1978.
Robert Linhart a connu de graves dépressions et des troubles psychiatriques, il
a gardé des séquelles d’une tentative de suicide en 1981, le tout l’ayant
éloigné de toute vie sociale et professionnelle active et de toute production
intellectuelle. Il fait partie de ces gens qui ont été brisés dans la
décomposition des mouvements de l’après 68 comme l’a été aussi, plus proche de
moi, Michel Récanati évoqué par Romain Goupil dans son film « Mourir à
trente ans » et bien d’autres anonymes. Il serait trop simple bien sûr de
dire qu’ils ont été détruits par leur engagement, ces drames sont aussi le
reflet de leur fragilité psychologique préalable mais il est incontestable que
les désillusions politiques, les crises de leurs organisations dans les années
qui ont suivi les ont confronté avec une violence proportionnelle à l’intensité
de leurs engagements à leurs difficultés intimes.
Pour mieux comprendre sa
propre histoire, Virginie va à la rencontre d’autres enfants de militants, né
peu de temps avant ou dans les foulées des évènements, de pères ou de mères
très engagés dans les mouvements militants de cette période, y occupant des
positions dirigeantes. Elle les questionne sur la façon dont ils ont vécu leur
enfance, cherche ce qu’ils ont en commun mais traque aussi les différences,
elle confronte la façon dont les uns et les autres se sont construits et
comment ils s’en trouvent marqués dans les valeurs qu’eux mêmes adoptent.
Ils ont tous soufferts, sous
des formes et avec des intensités différentes, du fait qu’ils ont été des
enfants qui, même aimés, passaient bien après tout le reste, qui n’étaient que
la cinquième roue du carrosse, que leurs besoins spécifiques n’étaient pas
entendus. Il n’est pas forcément positif que les enfants soient au centre de
tout, il y a eu sûrement des excès dans l’autre depuis, mais ils ont besoin
d’un minimum d’attention qui là faisaient trop souvent défaut.
Curieusement beaucoup de ces
dirigeants, produits des grandes écoles, remettait tout en cause sauf la
nécessité pour leurs enfants de s’inscrire dans l’excellence scolaire, créant
situations schizophréniques et injonctions paradoxales. J’ai été
particulièrement frappé par le fait que Linhart ne se soit pas gêné pour faire,
dans la plus pure tradition de la magouille républicaine, des
« interventions » pour inscrire sa fille dans un établissement de
prestige plutôt que dans le collège de son quartier. Attitude assez stupéfiante
dont je suis étonné qu’il n’ait pas pensé un instant que les injonctions
paradoxales dont elle s’accompagnait pouvait être dramatique à vivre pour une
adolescente : être dans le mépris des apparences, entendre tous les jours
fustiger le monde dans lequel elle est plongée et être enjointe de s’y adapter
ne devait pas être facile tous les jours. En plus Victor Duruy ! Le
faubourg Saint Germain, les diplomates, l’aristocratie et la vieille
bourgeoisie, le monde des rallyes ! Henri IV et les enfants de la
bourgeoisie intellectuelle, ça n’aurait pas été plus républicain mais au moins l’écart idéologique avec la majorité de ses condisciples aurait été un peu moins gigantesque !
Beaucoup de ces enfants ont
souffert aussi dans les temps de la fin de l’engagement lorsque les déliaisons
familiales et militantes, la jouissance sans entrave, la fête et le sexe, la
vie communautaire, ont remplacé chez leurs parents la politique au cours des
années « extrêmement festives et extrêmement destructrices » qui ont
suivi.
En réaction la plupart de
ces enfants devenus adultes ont adopté des comportements opposés : refus
de tout engagement politique même s’ils restent en général attachés aux valeurs « de gauche » de leur
parents, choix de mode de vie plutôt bourgeois et conformiste, refus de la
sexualité nomade, attitude cadrée avec les enfants. Virginie Linhart explique
par exemple sa quasi névrose de rangement comme une réaction au désordre des
logis parentaux.
Mais, au delà de ces
éléments partagés le plus profond est ce qu’elle éclaire concernant son propre
père. Elle interroge le silence familial qui a suivi la tentative de suicide de
celui-ci, elle questionne la honte qui l’accompagne et qui renvoie à des
problématiques familiales ancrée dans une histoire plus ancienne, dans les
tragédies du siècle. Elle montre, en prenant l’exemple de deux familles,
combien les attitudes qui ont suivi peuvent s’expliquer par une façon
différente de survivre à la Shoah. Le fait d’être encore là, d’avoir survécu,
peut être perçu comme licite, comme une victoire, comme une autorisation à
vivre à pleines dents (dans la famille Sénik par exemple) ou s’accompagner au
contraire d’une persistante culpabilité, entraînant une difficulté à vivre (dans
la famille Linhart).
Dans la majorité des cas les
parents qu’elle évoque, à l’exception de ceux qui ont été brisés comme son père
ont accompli des parcours qui les ont maintenu dans une certaine élite
politique, intellectuelle ou sociale, soit (rarement) dans le maintien des
engagements d’origine (Krivine), soit dans des engagements devenus réformistes
(Weber, Geismar, Barret), soit en s’affirmant dans d’autres domaines (Péninou,
Rolland Castro). Mais elle évoque aussi des situations plus grises, dans
lesquels les parents ont végété longuement, sans trouver de reconversion et de
réalisation à leur mesure. Ces situations là sont sûrement les plus nombreuses
et concernent certainement de nombreux anonymes, des militants qui se sont
fortement engagés pendant plusieurs années, qui en ont obéré leur avenir
notamment en renonçant à leurs études, sans être des dirigeants importants,
soit qu’ils n’en aient pas eu la carrure, soit qu’ils aient été trop jeunes, soit
les deux, suivez mon regard, je me sens concerné…