Un autre journal ?
Je reprends ma réflexion sur le journal non plus cette fois en rapport avec son point de fuite, l’idée de son abandon ou de son achèvement, mais plutôt en analysant ce qui dans le présent où j’écris m’est agréable ou au contraire pesant.
J’avais noté dans mon précédent billet sur le sujet qu’à ma lassitude du journal était toujours mêlées « des satisfactions voire du plaisir » qui me poussaient à continuer. Mais il y a une grande différence entre satisfaction et plaisir. La satisfaction est celle d’avoir écrit, celle du résultat, pas le plaisir d’écrire. J’ai presque toujours de la satisfaction car en général je suis content du billet écrit, j’ai fait en sorte qu’il reflète vraiment ce que je voulais dire. Il y a quelques billets que j’amorce et qui n’aboutissent pas. Mais ils sont rares car ma persévérance, dirais-je mon obstination, font que j’ai tendance à reprendre jusqu’à satisfaction. Mais celle-ci alors, si l’accouchement a été par trop difficile, se paye du sentiment désagréable du temps pris à la vie même.
Je peux repérer assez facilement les types de billet selon ce qu’ils m’apportent sur cette double échelle de la satisfaction et du plaisir. Et je peux alors, pour réactiver en moi l’envie du journal, favoriser dans ce que j’écris ce qui m’apporte aussi plaisir dans le présent et apprendre à renoncer à ce qui est trop laborieux.
Les billets qui me donnent du plaisir sont ceux qui sont l’expression d’un ressenti ou qui s’inscrivent dans une logique de récit. Ils sont écrits assez rapidement, leur structure générale coule de source. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas un certain travail mais c’est alors un travail proprement littéraire, le choix d’un mot, la tournure à employer, la façon de conduire le texte. Cette sorte de travail là c’est le vrai plaisir d’écrire ! Exemple de ces billets plaisirs : mes récits de rêve, les anecdotes à partir de choses vues, les ressentis au cours d’une promenade, le surgissement d’un souvenir. J’ai adoré écrire des billets comme l’anecdote métropolitaine ou la petite scène de rue. De surcroît l’écriture du billet rajoute à l’acuité, à l’intensité du vécu lui-même. L’écriture alors est comme un exhausteur de goût, un exhausteur de vie.
Les billets qui impliquent une élaboration intellectuelle sont plus laborieux. Je prends beaucoup de temps lorsqu’il s’agit de construire les idées, surtout pour parvenir à une expression cohérente, prenant bien en compte les divers aspects de la question et les hiérarchisant de façon judicieuse. Parfois ce travail est positif pour moi même parce qu’il fait évoluer mes idées ou enrichit ma vision des choses. Mais pas toujours.
C’est assez sensible dans les billets qui veulent contribuer de l’analyse poussée de soi. Parfois on peut faire surgir du neuf, ou permettre, en y voyant clair, de mieux vivre le présent (« la traçabilité de nos vies aidant à mieux vivre le présent » comme disait Alain dans un commentaire). Mais souvent on se retrouve avec des formulations récurrentes, parfois quasiment les mêmes à des années d’intervalle, et c’est alors, reprenant le journal, qu’on peut être saisi de vertige, sinon d’angoisse, à voir combien tout est pareil, alors que pourtant tout change mais dans le sens de la restriction des possibles, de l’inévitable dégradation.
Je me sens aussi quelque peu Sisyphe dans les billets où je cherche à réfléchir sur des problèmes généraux ou à rendre compte de façon un peu construite de lectures ou de films. Interpellé par des évènements de l’actualité, sortant d’un cinéma, achevant une lecture, j’ai toujours des réactions et des idées dans la tête. J’ai envie de les mettre en mots pour en garder quelquechose pour moi, pour les retrouver éventuellement plus tard lorsqu’elles se seront effacées de ma mémoire vivante et aussi pour les partager. Je ne cherche pas à rendre compte de tout. J’ai toujours dit qu’il fallait me garder de la tentation de l’exhaustivité. Mais c’est bien là qu’est la perversité de l’aspect mémoriel du journal. Car il y a malgré tout même si on s’en défend une tendance à vouloir noter tout ce qui est notable par peur de le perdre, par volonté de conserver ce qui fuit. Risque de s’ouvrir alors une espèce de course de vitesse entre ce qu’on vit, ce qu’on lit, ce qu’on voit et ce qu’on en exprime. Le temps consacré à dire peut venir en soustraction du temps de vivre ou du temps de créer. C’est là que l’écriture du journal, tournée vers l’accumulation et la conservation peut devenir perverse, en étant un écran, un substitut à la vie, une entrave à d’autres formes de création.
Je ne dis pas qu’il me faille supprimer les billets de réflexion. Simplement il me faut peut-être rééquilibrer les choses. Accepter plus facilement de laisser filer un livre que j’aurais voulu chroniquer, des pensées que j’aurais voulu développer, renoncer à une ixième interrogation sur ma façon de fonctionner. Et privilégier, l’immédiateté, le plaisir de l’écriture, la légèreté…
Non pas abandonner le journal mais tenir journal différemment !
Un autre journal ? Tiens, un autre journal ! En inscrivant le titre je n’avais pas pensé que je faisais ainsi aussi un clin d’œil vers une certaine chère personne qui se reconnaîtra !