Fusionnel
Hier
nous avons été dîner chez un couple d’amis. Elle c’est une collègue et amie de
trente ans de Constance, nos fils aînés sont nés à quelques jours d’écart, lui
c’est son nouvel époux dont elle a fait la connaissance il y a trois ans par
l’intermédiaire d’un organisme de rencontre après une assez longue phase de
solitude après le départ de son précédent mari. Ils ont l’air de s’être
vraiment trouvé ces deux là et semblent vivre depuis une relation parfaitement
et constamment idyllique.
Et
pourtant il y a dans leur relation quelquechose qui me met mal à l’aise.
Á
l’âge qu’ils ont. Une cinquantaine bien affirmée. Après avoir vécu chacun leur
histoire, avoir expérimenté ce qu’il en est de toute relation humaine, même les
plus belles, peut-on se retrouver dans une relation aussi fusionnelle ?
Ce
n’est pas tant de les voir très amoureux qui me gêne. Au contraire. Que cela
puisse advenir à tout âge, que des désir mutuels puissent refleurir avec autant
de fougue qu’à l’adolescence, que ceux-ci soient manifestés aux yeux de tous par
les signes constants de tendresse qu’ils échangent je trouve tout cela très
beau. Ils sont amoureux et ne le cachent pas. Ils ne craignent pas de paraître par
trop naïfs ou fleurs bleu. Ils n’abolissent pas le monde autour d’eux, au
contraire ils le convient à admirer cette harmonie qu’est leur vie.
Mais
j’ai le sentiment qu’ils ont font trop, comme s’ils étalaient leur bonheur avec une certaine complaisance et
comme l’affirmation d’une supériorité de ce qu’ils ont construit sur la façon
d’être habituelle des couples de leur âge, tous plus ou moins brinquebalants ou
à tout le moins usés. En réalité je ne crois pas du tout qu’il y ait chez eux
une telle volonté, je suis même persuadé du contraire, sans doute seraient-ils
très étonnés de lire ces lignes, c’est leur attitude naturelle et c’est nous,
enfin moi, qui la lis un peu ainsi.
Il
n’empêche que ce côté fusionnel de leur relation est bien là et qu’il me gêne,
il me parait une forme d’infantilisme ou d’immaturité. Peut être est-ce une
expérience qu’il faut avoir vécu mais tout de même, aux âges que nous avons
atteints ça me paraît décalé, inapproprié. C’est une limitation, une façon de
couper les ailes à chacune des individualités qui composent le couple.
Amoureux, très amoureux, passionné, oui bien sûr, mais il me semble que chacun
doit pouvoir garder ses territoires propres, ses jardins secrets.
C’est
cela qui me semble aboli chez eux.
Ils
pratiquent toutes sortes d’activités, se sont lancés dans le chant, dans
l’expression corporelle, dans la danse, toujours ensemble, il n’y a aucune
activité qui ne soit que pour l’un ou que pour l’autre.
Ils
ont éprouvé le besoin de passer chez Monsieur le Maire et surtout ce qui me
paraît très symbolique elle a choisi de prendre son nom à lui alors qu’il n’y a
nulle perspective d’enfant qui à la limite pourrait justifier cela chez un
couple jeune (et encore, les règles d’attribution du nom ont changé récemment).
Ce choix me paraît une façon d’évacuer toute son histoire précédente, celle de
son enfance et de sa jeunesse, celle de sa première vie maritale, ça me semble
une volonté d’abolir symboliquement toute individualité pour ne s’affirmer qu’à
l’intérieur du couple dans sa forme la plus traditionnelle. Pourquoi ne pas
reprendre tout simplement son nom à elle, le seul en réalité, son nom de
naissance ?
C’est
comme s’ils avaient besoin de marquer cette relation en lui donnant de surcroît
tout les attributs de la respectabilité bourgeoise. Ils nous ont reçu avec les
petits plats dans les grands, nous offrant un repas au demeurant excellent. La
table dressée singeait le repas de réception dans les bonnes maisons. Chaque
convive était placé et avait droit à un élégant petit carton à son nom.
L’atmosphère cela dit n’était en rien compassée et donc on aurait pu penser que
ce n’était qu’une forme d’humour, un jeu avec les codes mais pas du tout en
fait. J’ai failli plaisanter autour de ça, j’ai senti qu’il valait mieux m’en
abstenir, que je risquais de blesser. Je me suis trouvé assis à côté de
Constance. Ce qui en soi évidemment ne me gênait en rien. Mais notre hôte m’a
dit : « nous on déteste être séparé dans les soirées, donc on ne
sépare jamais les couples autour de la table ! » C’est là que j’ai trouvé
qu’ils poussaient le bouchon un peu loin, là où je me suis dit « tout de
même, c’est trop, leur truc, s’ils se sentent mal à être séparés deux heures de
temps autour d’une table de dix personnes »...