Contradictions à tous les étages
Je
me rends compte que j’ai maintenant une quasi aversion à l’égard des
manifestations de masse. Hier, sortant d’une réunion de mon association
préférée, j’ai croisé au carrefour des Gobelins, un bout de l’immense cortège
de protestation contre le CPE. Il faisait beau, l’ambiance était à la fois
combative et bon enfant (au moment où j’ai croisé la manif c’était des
bataillons syndicaux de la CGT qui passaient), j’ai eu envie de marcher un peu
avec le cortège, d’être là moi aussi, de me sentir partie prenante du mouvement
collectif. Et pourtant je ne l’ai pas fait, parce que je sais que depuis
longtemps désormais je ne parviens pas à me sentir vraiment bien dans une
quelconque manif, pas vraiment à ma place, je me sens toujours à distance, à la
fois un peu dedans et beaucoup dehors (à une exception toutefois, la manif anti
Le Pen, entre les deux tours en 2002, à celle-ci je me suis senti parfaitement
à ma place, il m’aurait été inconcevable de ne pas y être, j’étais heureux en
plus d’y être avec mes deux garçons, c’était leur première manif).
Pourquoi
ce malaise ? Ce n’est pas en raison du sujet qui mérite en effet amplement
que l’on se mobilise. Je ne suis pas contre certains aménagements du code du
travail qui introduiraient plus de flexibilité, (plus ça va plus je suis contre
les statuts bétonnés, mon expérience de fonctionnaire en charge d’équipes n’y
est pas pour rien) mais je suis profondément outré de la façon dont les choses
sont faites, d’une part avec cette stigmatisation particulière de la jeunesse,
d’autre part et surtout avec cette disposition scandaleuse du licenciement sans
motif, permettant tous les excès et révélant un mépris des personnes vraiment
abyssal, profondément choquant. Parler de salarié jetable, ou de salarié
kleenex alors est absolument fondé. Il y a là du symbolique très, très fort et
tant que ces gouvernants imbéciles ne comprendront pas cela comment veulent-ils
espérer réformer éventuellement quelquechose .
Mais
pour autant je ne me sens plus en état de manifester. Les slogans quels qu’ils
soient me paraissent trop simples, l’idée même de me voir crier « d’une
seule voix » avec d’autre me devient insupportable. Suis-je devenu
affreusement individualiste ? Je ne crois pas pourtant. Mais j’ai
l’impression d’avoir plutôt besoin de me tourner d’abord vers moi, avec cette
conviction désormais que c’est en moi et en chacun d’entre nous que se joue
l’essentiel sur lequel on peut agir vraiment, en tentant de se mettre dans des
postures justes, que le social, l’extérieur n’est finalement que le cadre dans
lequel on est tombé, un cadre dans lequel il faut se glisser tant bien que mal
en tentant au moins d’être honnête vis à vis de soi même et des autres mais sur
lequel on a peu ou pas de prise surtout si on se refuse à entrer dans les jeux
des pouvoirs et des ambitions.
Ce
n’est pas exactement une position, c’est plutôt un ressenti, l’expression d’une
lassitude, la raison, elle, me dirait plutôt qu’il faut tenter de trouver les
voies justes pour se battre, et se battre malgré tout… Ces ressentis je ne les
fais pas miens sans un certain malaise. J’éprouve de la nostalgie de ce temps
où les choses paraissaient si simples, d’où mon envie de me mêler aux
marcheurs. C’était si satisfaisant, si rassurant de se sentir portés par les
engagements collectifs, par les luttes, par la conviction d’œuvrer pour le
progrès, pour un monde forcément meilleur au bout du chemin.
Mais
à cette cause de malaise s’en mêle une autre qui a trait plutôt à la
culpabilité, au sentiment d’avoir trahi mes idéaux de jeunesse. Ou, et c’est
encore plus amer de le dire ainsi, il y a l’idée que je n’ai même pas vraiment
trahis ces idéaux, qu’ils n’ont été qu’une brève et superficielle illusion,
portée par l’air du temps. Je n’ai fait que m’écarter à peine de mes tropismes
naturels et familiaux de petits bourgeois sans prendre de vrais risques même si
mon engagement a été considérable pendant quelques années. Je me souviens de ma
grand-mère qui disait dans les temps les plus exaltés de mon militantisme,
alors que d’autres membres de ma famille s’inquiétaient trouvant malgré leur
propre libéralisme de bon ton que vraiment ça allait trop loin (sacrifier ses
études pour ça !!!), ma grand-mère donc disait et je l’entends encore
prononcer ces mots déjà un peu surannés que je ne connaissais pas et qui
m’avait alors fortement frappés, preuve sans doute qu’elle touchait par là au
fond de moi un doute secret : « oh, laissez le, ça va passer, il lui
faut jeter sa gourme ».
Me
suis-je boboïsé ?
Pas
vraiment quand je vois les quelques vrais bobos de mes relations, l’argent
coule d’une toute autre façon chez eux que chez moi, disons que je suis un demi
bobo, un bobo au petit pied, un bobo de modeste capital et pas un bobo de
revenus et de consommations. Mais il n’empêche je ne suis pas du tout dans la
position de ceux que la précarité menace, qui peuvent basculer dans la pauvreté
si les actionnaires des multinationales qui les emploient décident qu’un petit
plan social serait bienvenu pour donner des couleurs aux dividendes et qui
s’angoissent face aux difficultés d’insertion de leurs enfants. Dans l’ordre
matériel je n’ai pour ma part jamais manqué de rien d’important et rien jamais
ne me manquera (dès lors évidemment que je ne cède pas à la frénésie des
consommations superfétatoires), je sais que je pourrai me permettre de partir
en retraite quand je le voudrais dès soixante ans même si depuis la réforme je
n’aurais pas les annuités nécessaires à une pleine retraite. Je m’en sortirais
malgré une retraite tronquée parce que j’ai quelques petits « biens » (comme on dit), parce que je
suis propriétaire de mon appartement en plein Paris, parce que mes garçons sont
engagés sans mérite particulier mais là aussi en partie grâce à des tropismes
sociaux facilitateurs dans des types d’études qui à priori devrait les mener à
des carrières où, même si de mauvaises surprises peuvent exister, la précarité
n’est en tout cas pas et de loin l’élément dominant.
D’ailleurs
ces jeunes gens ne bougent guère en ce moment qui sur son campus d’école et qui
sur les bancs de son lycée fameux sur la Montagne !
Ce
lycée a été le mien aussi. J’y étais, jeune lycéen en 1968, il était en ce
temps à la pointe de la contestation, un drapeau du FLN vietnamien avait été
peu avant les évènements fiché au sommet de la tour qui le domine, les comités
Vietnam puis les comités d’action lycéens y avaient été très actifs, on l’avait
occupé jour et nuit pendant les évènements et on avait failli se faire
sérieusement casser la gueule par les cyrards réactionnaires le jour où on
avait voulu envahir le bureau du proviseur, on n’avait pas demandé notre reste,
on avait filé comme des lapins grands révolutionnaires que nous
étions !
J’y
reviens régulièrement dans ce lycée dans le cadre de mes fonctions actuelles
pour des réunions diverses. J’y étais venu notamment il y a quelques années, à
l’occasion des festivités de son deuxième centenaire. J’étais tombé alors avec
assez d’émotion sur un de mes anciens profs (je l’avais eu en troisième,
c’était un jeune normalien, il avait fait toute sa carrière dans ce même lieu
mais était prof de khâgne désormais et il s’apprêtait à partir à la retraite).
J’avais un peu discuté avec lui. Il ne se souvenait pas de moi naturellement,
il m’a demandé ce que je faisais professionnellement, ma réponse avait suscité
de sa part un vague hochement de tête un peu compatissant qui devait signifier
quelquechose comme « ah, mon pauvre ami, que voilà une bien modeste
carrière pour quelqu’un qui sort d’ici ».
Ce
lycée a bougé assez sérieusement au moment des projets de réforme Allègre et
les profs avaient même été relativement nombreux à faire grève contre le
« lycée light », ce qui leur apparaissait avant tout comme la remise
en cause de leur pratique plutôt traditionnelle et tranquille de lycée
élitiste. Mais ça ne bouge pas le moins du monde pour le CPE, c’est embêtant
cette loi mais quoi on prépare le bac et nos dossiers de prépas, ce sont des
choses sérieuses, ça. Mon fiston réagit comme ça, il a pourtant un certain
intérêt pour la marche du monde, il lit Courrier International, il est plutôt à
gauche (mais tendance Strauss Kahn, maximum !). Je ne le blâme pas
naturellement, c’est même plutôt confortable pour des parents mais tout de même
parfois je me dis, un petit peu plus de hargne, un petit plus de colère, un
petit plus de révolte, quand même ça serait pas mal…
Oups,
me voici loin et avec une bien longue entrée, moi qui était parti de la manif
croisée hier en rentrant. Je me suis envolé vers de très vieux souvenirs. Je
regarde ces contradictions sociales dans lesquelles je suis pris, je me regarde
avec mes déterminants sociaux, avec mes parts de liberté, avec mon histoire,
avec mon présent. Je regarde. Je ne me sens pas en état de faire. Qu’au moins
je puisse être à peu près honnête à propos de ce que je suis !