Ricochet 2002: "Maman est morte ce matin":
C’est ma sœur au téléphone
qui prononce cette phrase ce vendredi matin 8 novembre. Elle même vient de
l’apprendre de Papa. Maman s’était levée comme d’habitude, elle avait fait un
peu de toilette aidée par la jeune fille qui depuis peu s’est installée à la
maison pour aider mon père, puis elle s’était assise sur le canapé du salon là
où elle passe désormais le plus clair de son temps, soit les yeux perdus dans
le vide, soit lisant, relisant des bribes, des phrases, des pages de bouquins
qu’elle feuillette de façon aléatoire. Papa était dans la pièce. Elle a eu un
borborygme puis un espèce de râle. Papa s’est porté vers elle. Elle s’est
affaissée. C’était fini.
Ce n’était pas très
inattendu. Ça allait arriver un jour ou l’autre. Sauf que justement là ce n’est
pas un jour ou l’autre. C’est aujourd'hui. Voilà. Je repose le téléphone. Je
m’apprêtais à quitter le bureau au moment où ma sœur m’a appelé, j’ai une
réunion en fin de matinée dans un lieu proche, un groupe de travail d’une
dizaine de personnes. Je ne dis rien à personne au bureau, mon visage est
lisse, je ne laisse rien paraître, je vais à ma réunion, les gens parlent, je
parle, je suis là, je participe pleinement, et en même temps par moments, au
milieu des voix, une autre voix se détache plus forte que les autres ramenant
le reste à un brouhaha lointain : « Maman est morte ce matin ».
Quelques temps auparavant on
la sentait vraiment au bout du rouleau. Terriblement absente. Terriblement
affaiblie. S’alimentant à peine. Mais elle avait fait un séjour à l’hôpital
d’une dizaine de jours, elle y avait été un peu requinquée, d’abord et avant
tout renutrie par des perfusions. Du coup il y avait un mieux assez sensible.
Lorsque j’avais été la voir la dernière fois elle m’avait un peu parlé, des
bribes de passé plus anciens étaient remontées, j’avais senti une certaine
présence plus que bien d’autres fois, il me semblait qu’elle parlait vraiment
avec moi et pas dans le vide. Je m’étais dit « Il peut y avoir des mieux
dans cette maladie ». Je n’étais pas repassé la voir à la maison depuis
son retour me disant « elle est mieux, finalement elle se remet, rien ne
presse ». Mais si cela pressait car voilà, maintenant c’est fini. Il me
semble qu’il m’a manqué de bien lui dire « au revoir », enfin au
revoir, non bien sûr il n’y a pas de revoir.
C’est mieux évidemment que
ça ce soit fini ainsi. Sans trop s’éterniser. Sans aller jusqu’aux atteintes
les plus extrêmes de la maladie d’Alzheimer. N’empêche, c’est fini !
L’après-midi je vais la
voir. Elle est allongée sur le lit dans la chambre. Ses traits sont paisibles,
plutôt sereins, sa maigreur extrême saute moins au yeux, loin de ce masque
tendu, contracté, qu’elle arborait le plus souvent ou alors de ce sourire
plaqué, quasi réflexe, pire peut-être par ce qu’il portait d’absence. C’est
elle et ce n’est plus elle. Aussi diminuée fut-elle il y avait le souffle. Il
n’y a plus de souffle. Il y a cette immobilité absolue que rien ne trouble.
Nous la regardons longuement Papa et moi.
La thanatopractrice arrive.
Oui, je crois que c’est comme ça qu’on dit ! C’est une jolie jeune femme
brune, menue, vive, décidée. Elle tient une petite valisette métallique dans
laquelle on imagine un matériel vaguement effrayant. Elle discute un moment avec
Papa, l’aide à choisir les vêtements puis nous invite gentiment mais fermement
à sortir, referme la porte derrière elle. Je suis un peu sidéré que l’on puisse
choisir ce genre de profession. Evidemment un sinistre croque mort dans son
costume sombre, ça ne m’aurait pas fait le même effet, je ne me serais même pas
posé la question, je me serais dit : il en faut pour faire ce genre de
boulot, c’est tout… Mais là, cette toute jeune et belle femme qui paraît si à
l’aise, qui fait cela avec tant de naturel et de simplicité, c’est troublant,
l’esprit navigue…
Elle a fini son travail.
Maman est presque belle avec sa jupe, son joli corsage de soie, elle est bien
peignée, les joues sans doute un peu ravivées…
Après je ne me souviens
plus. Dans quel ordre, à quel moment ce sont passées les choses ? Je
pourrais demander à mon père, à ma femme, sans doute grâce à leurs témoignages
je reconstituerai, mais je n’ai pas envie de le faire. Je préfère rester avec
cette absence. Elle doit avoir son sens. Les gens des pompes funèbres sont
venus, l’ont emmené, c’est sûr, il y a eu le lendemain, le surlendemain je ne
sais plus, une petite cérémonie dans une chambre mortuaire mais où, non pas une
cérémonie d’ailleurs, juste quelques personnes venues saluer la dépouille et
manifester leur sympathie à mon père, et puis il y a eu la fermeture du
cercueil. Je ne vois plus l’image du lieu, le cadre tout autour est perdu,
juste il me semble, je vois ce vieil homme digne qui maîtrise et se maîtrise et
qui se penche vers le cercueil, et ce dernier regard qu’il jette à cette part
de sa vie au moment où le couvercle va se refermer, ça je m’en souviens, et
cette intense émotion qui passe bien qu’il n’y ait nulle larme, nul
gémissement. Oui la trace d’un amour, par delà toutes ces années où ils
semblaient si laborieusement se supporter, par delà les mauvaises humeurs
permanentes et le caractère si pénible de ma mère, bien, bien avant qu’elle
ne soit malade, signe de quelle souffrance cachée…
Les images de l’enterrement
par contre elles me reviennent sans peine. Ce sont des images plutôt douces,
plutôt paisibles, presque heureuses. Nous sommes partis tous les quatre Papa,
ma sœur, Constance et moi par le premier TGV du matin. Il faisait nuit noire
encore, le temps était épouvantable, je vois encore les traits de pluie striant
les vitres du wagon tandis que se levait une aube incertaine. Nous sommes
ensemble pour ce voyage. Il règne une grande tendresse, une grande douceur
entre nous. Á ce moment là nous sommes une famille, même avec ma sœur dont je
suis si distant pourtant. Après Lyon le temps se lève, les nuages se déchirent
peu à peu, le ciel se fait de plus en plus clair. Arrivé au cimetière il fait
franchement beau et plutôt doux pour la saison. C’est un beau cimetière, il
ménage de jolies vues sur les montagnes, la Tournette au loin s’est déjà parée
vers son sommet de ses premières neiges. Nous patientons un peu pour attendre
le fourgon qui par la route a pris un peu de retard. Il y a très peu de monde,
nous sommes une famille réduite, quelques cousins âgés, le mari de la grande
amie de jeunesse de ma mère… Il n’y a aucune présence religieuse, elle n’en
aurait pas voulu. On a préparé un texte que je vais lire devant le caveau
ouvert. Je le lis bien. Je m’en sens pénétré. Deux personnes après sont venues
me dire que ma lecture était intense et belle. J’en ressens un certain plaisir,
oui, un certain plaisir. Comme c’est étrange. Maman est là, dans ce caveau qui
s’est refermé à jamais et ce que je ressens moi c’est, sur ce fond de tristesse
et de mélancolie, une petite mais bien réelle satisfaction d’amour propre. Ou
va-t-il se nicher, l’amour propre ! Je m’en sens un peu honteux, il y a là
comme une indécence.
Nous rejoignons ensuite à
petits pas en traversant les vieux quartiers la maison de nos cousins où nous
déjeunons. Après le repas en attendant notre train nous allons nous promener
tous les quatre au bord du lac. Il fait un temps magnifique maintenant dans la
lumière déclinante du soir. Nous traversons le jardin public, franchissons le
Pont des Amours sur le canal, nous longeons le lac par la promenade du Paquier,
voici les pontons des loueurs désertés à cette saison, c’est là où l’été, il y
a bien des années, lorsque nous venions en vacances chez les grands parents
d’Annecy, nous allions prendre la barque d’où ensuite nous allions plonger et
nager, les souvenirs remontent, des souvenirs ensoleillés qui éloignent les
autres. Nous sommes tristes et nous sommes bien…