Ricochet 1992: Procuration!
Donc je reprends mes « Petits cailloux et ricochets » . Disons que je vais essayer de reprendre ma publication régulière, un ricochet par jeudi, en m’enfonçant vers les limbes du temps de ma naissance. Je ne sais pas si je vais y parvenir. On verra bien. Je suis déjà en retard d’un jour pour celui-ci. Il était prêt pourtant. Mais il m’a paru si difficile à mettre en ligne, bien plus intime et dérangeant pour moi que telle ou telle considération de cœur. Difficile mais au fond si salutaire !
Ce soir là, je vais dîner
chez mes parents.
Nous tardons à nous mettre à
table car mon père attend un coup de téléphone. On doit l’informer
officiellement de sa nomination à un poste éminent dans lequel il doit terminer
sa carrière. Les choses sont faites, il le sait. Le coup de téléphone ne sera
qu’une confirmation et l’occasion pour lui de premières félicitations.
Le téléphone sonne.
« Ah… ah oui… ah bon…
ah mais pourquoi ? oui, vous pensez ?
Le ton de voix enjoué et
mondain que mon père avait adopté en décrochant a changé du tout au tout. Il
s’est fait, concentré, soucieux, interrogatif. Manifestement il y a un
changement. La discussion se prolonge. Nous poursuivons languissamment nos
propres conversations autour de l’apéritif tout en laissant traîner nos
oreilles du côté du téléphone, nous écoutons sans écouter...
« Mais non, cher
collègue, mais non, ce n’est pas grave, oui, à très bientôt, au plaisir… »
Il a raccroché. Le voici qui
vient vers nous avec un sourire contraint.
« Ah et bien non, ça ne
se fait pas finalement, c’est X qui l’a eu, je vais terminer là où je
suis… »
Nous questionnons. Comment
se fait-il ? Qui a glissé une peau de banane ? Des histoire de
réseaux, de coteries ? « J’avais fait les « visites »
pourtant, on m’avait assuré… mais X est très introduit politiquement, moi je
suis toujours resté à la marge, peut-être est-ce ça … c’est mon âge, à
soixante-six ans je dois prendre impérativement ma retraite à la fin de
l’année, c’est la raison invoquée, je ne pouvais pas rester assez longtemps sur
le poste… »
Nous questionnons. Enfin
surtout je questionne. Je manifeste ma déception. J’ai le sentiment d’une
injustice. Je me sens floué.
Je !
Je plus que lui !
Comme si c’était moi qui
était concerné !
Nous dînons. La conversation
file sur bien d’autres chemins. J’y participe comme les autres. On parle de
choses et d’autres, des enfants, des prochaine vacances. La soirée se termine.
Nous rentrons chez nous. Sur le chemin du retour persiste en moi un vague et étrange
malaise…
Pourquoi avais-je réagi
ainsi ? Qu’est ce que cela disait de moi de me sentir investi à ce point
dans les succès paternels ou dans ses déceptions ?
J’abordais déjà aux rives de
la quarantaine, j’avais travail, maison, femme, enfants, j’étais censé être
adulte et voilà que je réagissais comme un petit garçon admiratif, qui
n’existerait que par son père !
J’ai apprécié et j’apprécie
encore certains aspects de mon activité professionnelle. Mais je ne m’y suis
jamais senti en pleine adéquation avec moi-même. Il m’y manquait quelque chose.
J’ai eu des velléités de faire autre chose. J’ai commencé d’emprunter même
quelques pistes, je n’ai jamais été au bout.
Pourquoi n’ai-je pas pu
faire ces pas ? Pourquoi ai-je été incapable de trouver les ressorts pour
construire les chemins d’affirmation et de réalisation qui me soient
propres ?
Avoir une vie
professionnelle intellectuellement et socialement brillante n’est pas un but en
soi et n’est pas condition obligée du bonheur. Je me suis dit cela lorsqu’il
m’arrivait d’avoir un sentiment de déclassement, du moins dans l’ordre du
prestige et de la reconnaissance intellectuelle. Déclassé, ou plus simplement
pas à la hauteur d’un père admiré ?
Toujours gentil et
compréhensif cette bonne pâte d’homme ne m’a jamais bousculé, se contentant de
trouver parfois « dommage » que j’ai renoncé à certaines voies plus
prometteuses ou que je n’ai jamais cherché à faire carrière. Mais je suis
convaincu, aussi peu interventionniste qu’il ait été, qu’au fond de lui il espérait
mieux de moi. Il ne me l’a pas dit. Je l’ai senti. Et c’est resté, caché au
fond de moi, comme un poids, comme une barrière sur mon chemin.
C’était cela qui m’éclatait
au visage au travers de cet étrange dépit par procuration.