Ricochet 1991: Juste un matin...
Je ne tiens pas mon projet de donner un ricochet par semaine comme je voulais faire, mais tant pis, ils viennent quand ils peuvent et voici en tout cas ma contribution 1991 aux « Petits cailloux et ricochets » des blogueurs :
J’ai du mal à trouver sur
quoi ricocher pour 1991. J’ai le sentiment d’être au milieu du gué, au milieu
des années plates. Rien ne surgit spontanément dans ma tête comme événement qui
aurait marqué mon chemin de vie, aurait induit un changement, initié une autre
étape. Bien sûr on peut dire « pas de nouvelles, bonnes nouvelles ». C’est
vrai d’une certaine façon. La vie suit son cours. Tranquillement. Doucettement.
Pour tenter de m’inspirer je
feuillette l’album photo de cette année là. Qu’est ce qui domine, du plaisir du
souvenir ou de la nostalgie de ce qui n’est plus ? Voici des anniversaires
d’enfants avec nos petits gars si mignons, les copains, les copines, les jeunes
parents que nous sommes encore, voici des fêtes de famille, les soixante ans de
ma belle-mère par exemple, y étaient beaucoup de personnes qui ne sont plus,
voici des photos de vacances surtout, beaucoup, c’est cela surtout qu’on
photographie, pas de grand voyage ces années là, c’est le temps des vacances
familiales, on fait des quasi tour de France qui nous mènent aux différents
lieux d’ancrages familiaux, un petit tour dans les Alpes, un petit tour dans le
midi toulousain, un peu de Bretagne et aussi ce passage juste quelques jours
dans cet autre lieu de villégiature balnéaire où, oui, surgit un souvenir
particulier.
Nous étions dans une maison
appartenant à la famille paternelle de Constance, une imposante maison
bourgeoise dans le centre du bourg, une maison chargée d’histoire et, pour ma
femme, chargée de souvenirs d’enfance, elle y venait chaque été et y retrouvait
des multitudes de cousins. C’était une maison en sursis depuis pas mal d’années
déjà. Elle appartenait à une indivision nombreuse, elle avait été conservée
autant que possible et notamment jusqu’au décès de la grand mère de Constance
intervenue deux ans plus tôt juste après que le vieille dame eut fêté ses cent
ans. Mais petit à petit la maison avait été vidée de la plupart de ses meubles,
des tableaux et des photos qui décoraient ses murs, des vieux livres qui remplissaient
ses bibliothèques. Elle devait être mise en vente à l’automne, on savait que
cette fois c’est vraiment la fin, ce qui contribuait à faire peser sur le
séjour un inévitable parfum de nostalgie.
Je ne me sens moralement pas
très en forme en cette fin de vacances. J’aborde la rentrée qui approche sans
enthousiasme c’est le moins que je puisse dire, me demandant si je ne me suis
pas mis professionnellement dans une impasse, dans une fonction qui décidément
ne me convient pas (j’y suis toujours !). Je dors mal depuis plusieurs nuits,
encombré que je suis de mes interrogations existentielles.
Me voici éveillé dans ce lit
étroit au sommier défoncé où nous dormons. J’ai mal au dos. Je cherche
désespérément une position confortable. Impossible de bouger sans déranger
l’autre. Je ronge mon frein et sens que l’exaspération me gagne tandis que le
sommeil lui s’éloigne.
Finalement n’y tenant plus
je me lève. J’ai besoin de bouger. Je m’habille silencieusement. Trop tôt pour
aller déjeuner. Je sors dans la cour et prends un vélo. La rue est désormais
parfaitement calme après, tout à l’heure, le bruit de fêtards sortant d’une
boîte de nuit qui m’ont réveillé. Il fait frais, au ciel les étoiles se sont
éteintes, à l’est commence à monter la lueur du matin, une belle journée
s’annonce. Je commence à pédaler…
Tout de suite je me suis
senti mieux. J’ai filé le long de la jetée qui va vers la mer au delà de la
place du château. A ma droite le canal, à ma gauche le marais, où à cette heure
s’ébattent une multitude d’oiseaux. Le soleil est apparu, presque en face de
moi, me faisant cligner des yeux, ravivant d’un seul coup les couleurs,
disloquant les lambeaux de brume encore présents en contrebas sur le marais. Je
me suis arrêté un moment, saisi de beauté, puis j’ai repris mon vélo, pédalant
avec une extrême lenteur, avançant à la limite de l’équilibre, tout entier dans
ma contemplation de ce paysage changeant de minute en minute, envahi d’une
allégresse à laquelle je ne m’attendais pas.
Arrivé au bout de la jetée,
là où le canal rejoint la mer, j’ai pris une petite route qui va vers les
campings et les plages à travers un bois de pins et de chênes. Un lapin a surgi
d’un bosquet, il a zigzagué sur la route devant moi. Il n’était pas seul.
D’autres sont apparus à sa suite, bondissant entre les fourrés, s’arrêtant
soudain, têtes et oreilles dressées, puis redémarrant tout aussi brusquement
d’un bond. C’était l’heure où ils venaient humer le matin, ils ne se souciaient
pas de moi…
Sur la plage je me suis
arrêté un long moment de nouveau. J’ai regardé monter la lumière, les couleurs
sont devenue plus vives, étincelantes, la mer était très bleue, le ciel, sans
aucun nuage, pur, si pur. Je n’avais ni maillot, ni serviette, et pendant un
moment j’ai eu la tentation de me mettre nu, de me jeter dans l’eau pour
éprouver encore plus intensément, de tout mon corps, la splendeur du matin.
Mais un premier jogger matinal est apparu au bout de la plage, je l’ai vu
s’approcher d’une foulée tranquille, il est passé silencieusement devant moi,
dans mon dos une voiture puis une autre se sont faites entendre sur la route et
je suis sorti de ma rêverie…
J’ai repris mon vélo, je
suis revenu vers le bourg, je me sentais décrassé, apaisé, défatigué pour un
moment du moins, de ma mauvaise nuit, régénéré moi aussi par ce miracle
quotidien, cette promesse, chaque jour renouvelée, d’un matin qui se lève…
Je me souviens de chacun des
moments de ce matin là, de chacune de mes émotions, comme si c’était hier. J’ai
un peu triché, c’est un peu le ricochet sur le ricochet car j’avais déjà écrit
un peu différemment sur ce souvenir il y a quelques années. Mais c’est ça aussi
le bonheur de l’écriture, pouvoir entretenir puis réactiver une perle lumineuse
de passé inscrite en soi.