"La bâtarde d'Istanbul":
Je viens de terminer ce
roman d’Elif Shafak découvert grâce à Ada.
J’ai bien aimé quoique avec
quelques réserves.
Le livre accroche tout de
suite et se lit vite car on veut savoir le fin mot d’une histoire un peu
échevelée qui court à la poursuite d’un secret de famille. Elle met en contact
de façon improbable une famille stambouliote atypique, composée essentiellement
de femmes (quatre sœurs, une fille, une mère et une grand mère) et une jeune
fille de famille américano-arménienne venue en Turquie à la rencontre de ses
racines. Au delà de la plaisante et parfois cocasse galerie de portraits des
personnages, riches de leurs ambiguïtés, voire de leurs contradictions, mais
incarnant aussi dans leur complexité des éléments réels de la société turque,
se lit progressivement le destin, plus croisé qu’on ne croit, de ces deux
familles à travers l’histoire depuis les massacres des Arméniens de Turquie en
1915.
La mémoire collective des
peuples, avec ses deux écueils, celui du déni et de l’oubli du côté turc et
celui du ressassement du côté arménien est le véritable sujet du livre. Entre
les personnages et principalement entre Armanoush, la jeune
américano-arménienne et Asya la « bâtarde » se noue une complicité
qui laisse augurer l’espoir, la promesse du dépassement des traumatismes
laissées par une histoire tragique. Au delà de ce qui divise apparaît ce qui
relie, ce même moule civilisationnel porté par Istanbul, la ville longtemps
commune, par des contes pour enfants qui sont souvent les mêmes dans les deux
communautés et par la cuisine des grands mères. L’élément culinaire est très
présent, ce n’est pas un hasard si chaque chapitre a pour titre le nom d’un
mets, d’un épice, d’une douceur (voire d’un poison !).
La richesse du livre est
aussi peut-être ce qui conduit à ses faiblesses. On a le sentiment que
l’auteure a voulu tout y mettre ce qui la conduit à articuler son histoire et
ses personnages d’une façon habilement construite mais quand même un peu tirée
par les cheveux. On me dira qu’il y a dans la réalité des conjonctions vraiment extraordinaires et que la réalité
dépasse parfois la fiction. Là tout de même ce serait difficile! Il y a un côté
non pas démonstratif mais un peu systématique qui gêne, tel personnage ou telle
micro-histoire au sein du déroulement principal ne me semble parfois être là
que pour exprimer une figure possible des diverses variations que l’auteure
souhaitait mettre en avant. L’écriture est légère, rapide, parfois un peu trop,
on a l’impression par moments qu’elle manque de chair. Elif Shafak est
elle-même américano-turque, vivant entre Istambul et l’Arizona. Elle a écrit ce
livre originellement en anglais, peut-être a-t-elle eu tort. Peut-être qu’on le
sent, y compris à travers une traduction française. Je n’ai naturellement aucun
argument pour l’affirmer mais c’est une question qui mériterait de lui être
posée : pourquoi a-t-elle choisi d’écrire en anglais sur un tel thème,
n’était-ce pas d’emblée se mettre à distance de son propre sujet, se mettre
dans la situation de celle qui est « de l’autre côté » (pour
reprendre le titre du film de Fatih Hakim qui au fond parle de choses
similaires) plutôt que de celle qui parle de l’intérieur, avec la musique même
de la langue originelle ? N’était-ce pas prendre le risque de perdre une
part de la saveur de tous ces mets qu’elle place à notre vue et presque sous
nos papilles.
Toutes ces réserves
cependant sont mineures. J’ai passé un très bon moment à lire ce bouquin, il
m’a appris des choses et j’ai apprécié son point de vue qui, sans moralisme,
cherche à dépasser les vieux traumatismes de l’histoire. Merci en tout cas,
chère Ada, de m’avoir conduit à ce beau roman. Il ne te resterait plus, après
les feuilles de vigne, qu’à concocter pour tes blogamis un savoureux
« ashure », ce plat emblématique à travers lequel s’accomplit le
destin du livre…