Jungle capitaliste et tendresse au désert
J’ai vu le week-end passé deux
films on ne peut plus dissemblables mais que je vous recommande l’un comme
l’autre.
D’abord « It’s a free world ». C’est du Ken Loach pur jus, pas vraiment
réjouissant (euphémisme !), miroir sombre, partiel sans doute, mais
malheureusement réaliste de notre société. Comme d’habitude, la mécanique est
impeccable, décrivant sans fioriture comment le système social brise et
déshumanise. Il montre comment Angie, une jeune femme qui est d’abord une
victime est conduite à passer de l’autre côté et à devenir à son tour une
exploiteuse qui de fil en aiguille, ne reculera devant aucun moyen pour arriver
à ses fins. Chaque séquence, selon une progression implacable en entraîne une
autre qui fait plonger un peu plus. Cela dit il reste une place au libre choix
humain comme le montre l’associée d’Angie, capable, elle, de s’arrêter avant
d’aller trop loin. Mais ce n’est pas ce qui ressort, elle n’est qu’une comparse
qui s’échappe, c’est bien Angie et son évolution qui est le centre du film et
auquel on n’échappe pas. Le rythme du film ne se relâche jamais, nul moment
d’échappatoire ou de respiration, le cinéaste sait où il veut aller et ne
s’embarrasse pas de digressions. On sort donc du film content de l’avoir vu
mais un peu groggy et avec l’estomac noué
C’est un film très actuel, très explicite sur les ravages des modes de fonctionnement du capitalisme le plus contemporain, en un temps où ont largement disparues les solidarités qui rendaient possibles d’autres modes d’affirmations, celles qu’aurait pu porter le père d’Angie par exemple qui assiste avec tristesse et résignation à l’abandon par sa fille de toutes les valeurs auxquelles lui croyait. Il y a eu des films de Loach évoquant le temps du thatchérisme, celui-ci colle au capitalisme d’après Blair. Un peu comme dans les livres de Jonathan Coe « Le cercle fermé » prolonge « Bienvenue au club » et le met au diapason de l’époque
L’autre film, « La
visite de la fanfare », n’est pas bien gai non plus à priori. Il raconte
l’odyssée d’une fanfare égyptienne, venue jouer en Israel mais égarée par
mégarde dans une bourgade improbable qui n’a de commun avec celle dans laquelle
le groupe devait se produire qu’une proximité de nom, source de la méprise. Les
musiciens vont passer la soirée et la nuit dans la petite ville du bout du
monde où il ont abouti, assoupie au bord du désert, suant l’ennui et la
désoccupation. Ils y sont accueillis grâce à Dina une jeune femme à la fois
solitaire et triste mais merveilleusement tonique et vivante qui voit là aussi
une façon de briser l’ennui du quotidien. La confrontation entre les joueurs de
la fanfare et leurs hôtes israéliens donne lieu à des scènes pleines de poésie
et d’humour où, au delà des distances culturelles, au-delà de la gêne, de la
réserve des uns et des autres, passent de beaux moments de tendresse. On sent
qu’une improbable histoire d’amour pourrait s’amorcer entre l’accueillante
hôtesse et le Tewfik le chef de la fanfare, au-delà des histoires douloureuses
dont ils sont tous les deux porteurs. Mais ils passent à côté, la détresse de
Tewfik est sans doute trop profonde pour qu’il puisse accueillir un amour et il
se retire, laissant un de ces jeunes collègues réchauffer pour la nuit la belle
Dina. Tout ça pourrait être triste et ça l’est d’ailleurs. Mais pourtant on
ressort du cinéma plutôt tonifié, requinqué, parce qu’il circule une telle
tendresse entre les personnages qu’on en est baigné à notre tour. Du moment
manqué Dina et Tewfik garderont au fond d’eux-mêmes des regrets sans doute mais
sûrement aussi le souvenir de moments de grâce, une grâce fragile, juste
ébauchée, mais si forte, à l’image de ces petits gestes de la main qu’ils se
font en se quittant. Le film est largement porté par Ronit Elkabetz, actrice
formidable, magnifique porteuse de vie.
Je m’interrogeais en sortant sur mon rapport aux beautés de cinéma. Comme dans la vie la beauté prend sa force non dans le seul aspect physique mais dans tout ce que porte la personnalité de l’actrice et du rôle qu’on lui fait jouer. Angie est fort belle et sexy mais à nul moment je n’ai ressenti d’élan vers elle alors que je me suis très vite senti un peu amoureux de Dina. Mon bonheur à ce film vient de là aussi. J’aime me sentir un peu amoureux des actrices. De l’émotionnel positif se met à circuler en moi et m’irrigue, on se prendrait à vouloir jouer « La rose pourpre du Caire ». On sait que ce n’est qu’image sur un écran, que l’illusion de présence va s’effacer mais il y aura eu cet élan qui fait sentir le battement de la vie et du désir en soi. Peut-être est-ce l’élan qui compte plus que l’aboutissement, me disais-je, en pensant à la vie réelle...