Scène de bar
Souvent après le déjeuner
lorsque nous sommes ici, nous allons prendre notre café sur la terrasse du
bar-pmu qui est à notre porte. Nous profitons de l’ombre des arbres et de
l’ambiance de la place, paisible, un peu assoupie même à cette heure, mais
jamais tout à fait morte. Nous observons (enfin disons surtout j’observe) les
passants, les autres consommateurs aux tables proches. Ça c’est pour moi le
grand plaisir des terrasses…
Aujourd'hui une jeune femme
et son compagnon m’ont attiré l’œil. Ils avaient des cafés sur leur table à
notre arrivés et se sont fait apporter, à deux heures de l’après-midi, des
verres de vin blanc pour poursuivre. L’homme et le femme étaient beaux tous
deux, semblaient heureux, assez rayonnants quoique la femme notamment déjà
portât en elle une sorte de lourdeur faisant signe. Ils ont siroté lentement et
dès que les verres ont été vides l’homme les a portés à l’intérieur du bar et
est revenu en ayant fait renouveler.
La femme s’est mise à
téléphoner. Elle parlait haut et fort et je n’ai eu aucun mal à suivre sa
conversation. Elle appelait ses enfants, un jeune garçon et une petite fille
manifestement, auxquels elle a successivement parlé. Elle s’exprimait avec
chaleur, avec amour, remplissant son discours de formules tendres : ma
puce, mon petit, mon chéri, avec une insistance, une exaltation presque
exagérée, malsaine. Etait-elle déjà en train de chercher à se faire pardonner,
à juguler sa culpabilité ?
« Pascal t’a acheté une
épuisette pour pêcher. Elle est super tu verras. Il est gentil Pascal. Oui, ma
puce on arrive. On monte tout de suite. On sera là dans une heure. A tout de
suite, mon cœur… »
Sur quoi l’homme est allé
faire remplir à nouveau les verres. Elle s’est levé quant à elle, est partie
vers l’autre bout de la place et je l’ai perdue de vue, elle a été faire une
course sans doute (des cigarettes peut-être qu’elle fumait à la chaîne) puis
est revenue quelques minutes après. Elle marchait droit, il y avait juste des
gestes un peu saccadés, elle parlait clair, il y avait juste cette voix un
petit peu trop sonore, juste ce petit tremblé dans l’expression. Á son retour,
avant de se rasseoir, elle s’est penché sur son compagnon, s’est collée à lui,
l’a caressé et embrassé, juste de façon un peu trop ostentatoire…
Nous étions restés longtemps
déjà, j’avais tendance à traîner sous l’effet de ma malsaine curiosité mais
finalement nous sommes rentrés à la maison.
J’ai toujours une légère
fascination pour des scènes de ce type. Une femme jeune et belle occupée à se
soûler me fait ressentir immanquablement un mélange de malaise, de curiosité et
d’attirance un peu morbide.
Je m’interroge : Qui
est-elle ? Pourquoi fait-elle ça ? Quelle est la douleur
sous-jacente ? Comment est-elle lorsqu’elle est complètement partie ?
Jeune et belle elle est, belle elle ne le restera pas. Quel est ce jeu qu’elle
joue avec la déchéance, quel est ce jeu qu’elle joue avec la mort ?
Au bout d’un moment je suis
ressorti, je suis resté quelques instants sur le perron de la porte comme si
j’attendais quelqu’un, tout en les observant. Ils étaient toujours là. Elle
discutait avec volubilité avec des gens à la table voisine, manifestement
sérieux piliers de bar eux aussi. J’ai regardé l’heure. Il était presque quatre
heures.
J’ai repensé aux gosses
auxquels elle téléphonait tout à l’heure et qui l’attendent. Elle n’y pense
plus elle. Ou alors elle y pense et ça la déchire et elle croît qu’elle n’y
peut rien, mais sa voix, quoique plus empâtée paraît toujours gaie et joyeuse.
Un peu plus tard j’ai remis
encore le nez dehors. Cette fois ils n’étaient plus là. J’aurais voulu les voir
partir, les voir rejoindre leur véhicule, voir celui-ci s’éloigner. Non sans
une certaine terreur pensant à la rencontre inopinée qu’ils pourraient faire,
par exemple avec un cycliste croisé au mauvais moment, avec un petit gamin
jouant trop près du bord de la route…
Mais je sais aussi, quelle
autre raison, en plus de mon esprit naturellement voyeur, a scotché mon regard
à cette femme. Ma sœur, après la mort de mon grand-père, dont d’ailleurs elle
était venue s’occuper avec dévouement dans le temps final de sa maladie, a vécu
dans cette maison pendant deux ans. Elle avait à l’époque, un sérieux, très
sérieux problème avec la boisson et son compagnon de l’époque aussi. Je les
imagine assez tous les deux attablés sur cette même terrasse pour des
après-midi de picole. Je fais un peu plus que les imaginer, je sais qu’ils se
sont tenus à ces tables, je sais qu’il y a eu ici quelques incidents homériques
et quelques scènes pas tristes, si justement tristes, terriblement
tristes ! Tout ça c’est terminé plutôt mal et même si maintenant, bien des
années plus tard, elle est totalement guérie de l’addiction, elle en garde bien
des séquelles.