"Professeurs de désespoir"
Ecrit le 21/12/05
Brouillard
intense ce matin. On en profite pour lézarder dans notre nouveau canapé. Et
pour s’inscrire dans un tempo lent. Moi j’achève tranquillement la lecture
de « Professeurs de désespoir » de Nancy Huston.
Quel
livre sympathique et roboratif. C’est un essai sur les écrivains
« néantistes », depuis Schopenhauer, le Père Néant, jusqu’à
Houellebecq et Christine Angot, en passant entre autres par Beckett, Cioran,
Thomas Bernhard et Kundera.
C’est
très bien informé et j’y apprends énormément de choses. Mais ce n’est pas
pesant pour autant, c’est enlevé, plein d’humour et par moments franchement
drôle. Nancy Huston convoque Déesse Suzy, personnage ou plutôt anti-personnage
invoqué par Thomas Bernhard : « On dit Seigneur Dieu, Dieu est un
Monsieur n’est-ce-pas, on ne dit pas Déesse Suzy à l’église. Elle n’existe pas.
Du reste qui l’adorerait ? Quand elle serait enceinte tous les ans, ce
serait pénible, ce n’est pas possible, n’est possible qu’une figure plutôt
statique, qui reste là en permanence, pas sans arrêt en mouvement, une fois
grosse et l’autre mince ».
Mais
Nancy Huston elle, elle aime bien Déesse Suzy. « Merveilleusement érotique
et maternelle elle a l’immortalité vraie : celle de la transmission…
choses reçues, choses données, la perpétuité grâce au lien. ». Alors en
constant dialogue imaginaire avec elle, elle va voir d’un peu près le contexte
psychologique, familial et culturel des écrivains néantistes. Ils s’inscrivent
dans un contexte général de désenchantement du monde à l’œuvre depuis le 17°
siècle, dans l’extension progressive de l’individualité au point d’y inclure
les femmes qui s’émancipent et remettent en cause le statut traditionnel de
l’homme. Les relations compliquées avec les mères, des éducations rigides, les
traumatismes liés à la guerre et à cette innovation absolue de la barbarie
nazie qu’est l’holocauste font partie des raisons qui induisent chez certains
ces idéologies de la désespérance. Le plus souvent dit-elle les néantistes sont
« des enfants mutilés qui ont choisi d’aggraver leur handicap ».
L’opposé des résilients.
Leur
position les amène à une vision absolument négative de tout, comme un pendant à
l’autre extrême qui est la vision utopique, celle des grandes idéologies qui se
trouvent battues en brèche après les catastrophes parallèle de l’holocauste et
du goulag. Ils campent dans une position élitiste et pleine de mépris pour le
monde et les hommes, n’ont pour seul valeur que leur art, montrent un dégoût
intense pour ce qui féminin, associé à l’existence charnelle et à la
reproduction qu’ils rejettent violemment. Ils se refusent à voir la richesse de
la vie, elle n’est pour eux que la dégradation inévitable vers la mort parce
qu’ils ne la voient pas aussi comme naissance, perpétuation, cycle, liens entre
les êtres et les générations.
Nancy
Huston n’a pas une vision mièvre de la vie, il suffit de lire ses romans pour
s’en convaincre, d’ailleurs elle a elle-même été très attirée par les sirènes
néantistes plus tôt dans sa vie mais elle refuse désormais cet absolu négatif,
la vie c’est de la nuance et de la complexité, du tragique et du sublime, la
mort et la naissance, la solitude mais aussi la présence aux autres et au monde
et à la vie, surtout,c’est ce qu’on en fait : « je déclare que la vie
est digne d’intérêt et plus aucun néantiste ne m’en fera démordre ».
Son
discours est profondément féminin. Elle l’articule avec cette proximité plus
grande qu’ont les femmes à la matérialité de la vie, par les cycles de leur
corps, par leur capacité à enfanter et elle juge que sa propre expérience de
mère lui a beaucoup apporté (sans pour autant en faire une obligation pour
s’accomplir comme femme, elle respecte tout à fait les femmes qui choisissent
de ne pas avoir d’enfant).
Je
crois assez à cette parole que la femme est l’avenir de l’homme…