Contrepoint
Dans ma pratique
professionnelle désormais ce sont les aspects de gestion et d’organisation, de
partenariat, d’animation d’équipe voire de formation qui dominent et j’ai assez
peu l’occasion de pratiquer directement mon métier de base en direct avec les
adolescents et les famille qui viennent consulter le service.
Je l’ai fait ce matin, j’ai
reçu et travaillé près de deux heures avec un adolescent que sa mère qui est
une amie, enfin surtout une amie de ma femme, m’avait demandé de rencontrer
pour tenter de l’aider à tracer des perspectives pour l’avenir.
J’ai été atterré devant cet
ado de dix-huit ans qui cahote de pensionnats en boîtes privées sans s’être
encore jamais mis dans le jeu, qui n’a envie de rien ni scolairement, ni, ce qui
est bien plus dramatique, hors de sa scolarité. J’ai été atterré par son
immaturité, par son refus de se coltiner à la réalité, par son agressivité à
l’égard de sa famille et à l’égard de tout. J’ai même été assez choqué par son
cynisme, son refus n’est pas un refus du monde tel qu’il est, c’est juste un
refus des contraintes pour lui-même (« j’ai envie d’avoir beaucoup de
tunes, le plus vite possible et je veux pas bosser, ça me plairait qu’il y en
ait qui bossent pour moi », il l’a dit comme ça et j’ai l’impression que
ce n’était même pas de la provocation !).
Par moment j’ai senti que
l’écoute empathique devenait difficile et que grandissait en moi une sérieuse
envie de lui botter les fesses. Je devine bien sûr ce que recouvre de
désespérance profonde un tel comportement et j’imagine que cela s’origine dans
des pathologies familiales qui m’échappent et qui de toute façon ne sont pas de
mon ressort. Mais je mesure alors par comparaison le bonheur qui est le notre
dans nos relations avec nos enfants.
Ils sont super nos
gars ! ils sont très complices entre eux malgré leur cinq ans de
différence d’âge. Ils sont gentils et prévenants à notre égard et à l’égard
d’autrui. Nos relations sont confiantes même s’il y a naturellement de temps en
temps de petits conflits inévitables et normaux. On a le sentiment de se parler
d’adulte à adulte. Ils sont plutôt gais, à l’aise dans leurs baskets, ils
semblent heureux de leur vie (même si Taupin n’a pas encore tout à fait dépassé
une rupture sentimentale qui commence pourtant à dater : bref on aimerait
le savoir amoureux). Ils sont avides de tout ce que la vie peut leur apporter,
heureux de ce qu’ils ont à découvrir dans le monde et à travers des études dans
lesquelles ils se sentent bien. C’est du bonheur ça et pas qu’un peu !
Mais c’est une sorte de bonheur d’évidence, il est à notre porte, on pourrait
oublier de le voir. Ça me fait du bien de mettre le nez dessus. Et notamment en
contrepoint de mon ricochet d’hier.
Ce soir Taupin justement,
l’enfant prodigue parti outre-Manche, revient à Paris pour une semaine
notamment pour participer à la fête de départ à la retraite d’un de ses profs
de prépa et pour se rendre à des rendez-vous avec des boîtes dans lesquelles il
candidate. Il arrive à 22h ce soir à la gare du Nord par l’Eurostar. Il est
assez grand bien sûr pour rentrer tout seul. Mais ça nous fera plaisir à sa
mère et à moi d’aller à sa rencontre, de l’accueillir sur le quai de la gare,
de rentrer avec lui par le métro, tout simplement plaisir et je suis sûr qu’à
lui aussi cela fera plaisir cette surprise de nous voir à son arrivée.
C’est cela aussi que nous
avons construit, nous et eux ensemble, la possibilité de ces petits bonheurs
tout simples. C’est un signe que nos relations ne sont pas cristallisées de
façon purement pathologiques, que tous ces silences, toutes ces insatisfactions
dont je fais état et qui sont bien réelles sont le pendant aussi de
quelquechose qui malgré tout fonctionne et produit de beaux fruits, offre de
beaux moments. Il faut les voir, s’en saisir, les apprécier à leur juste prix
qui est grand. Sans que ça signifie pour autant qu’il faille s’en contenter.