De fameuses gorgées
Jeudi soir on a fait un
petit repas un peu spécial, le dernier avec Taupin avant quelques mois. Il
prenait vendredi le premier eurostar du matin pour rejoindre les bords de la
Cam et le labo où il va faire sa thèse.
J’avais sorti un foie gras
rapporté de la région toulousaine cet été et une bouteille assez
exceptionnelle, un tokay, un vrai tokay de Hongrie, « Tokaji aszu, 1993,
cinq puttonyios » (cette dernière mention fait référence à la part de raisins
surmûris présents dans ce qui est mis en cuve, ce n’est pas le légendaire, hors
de prix et quasi introuvable « tokaji eszentia » mais c’est déjà une
belle concentration (tiens, parenthèse dans la parenthèse, je vois que ce
tokaji eszentia figure au catalogue du Savour club, 210€ la bouteille de 50 cl,
millésime 1957, ce n’est évidemment pas dans mes prix et même si j’en avais les
moyens, quelque soit mon goût pour les plaisirs de bouche, ça me choque, ça me
paraît indécent un tel prix pour quelques gorgées, je ferme la parenthèse dans
la parenthèse !)).
C’était un plaisir de
déguster ça et un plaisir aussi de le faire découvrir aux garçons, d’ouvrir
leur champs gustatif, de leur apprendre à déguster. Nous essayons de dire ce
que nous ressentons, à le regarder (cette couleur brune, plus sombre qu’un
Sauternes mais lumineuse tout de même, les larmes de glycérol sur les parois du
verre), à le sentir (ces effluves puissantes de cave, l’odeur caractéristique
des raisins surmûris, toutes sortes de parfums derrière, indécidables) à le
goûter (la bouche pleine d’emblée de ce goût de surmûri, plus violemment là
encore que dans un Sauternes, c’est ce goût que l’on a parfois en picorant un
grain un peu blet sur une grappe, puis, après cette attaque, une part d’acidité
bienvenue et qui tempère l’entrée en bouche très sucrée, puis d’autres parfums
qui se révèlent et sur lesquels j’ai personnellement du mal à mettre des mots,
je reste toujours un peu sceptique devant les déploiements de qualificatifs que
sortent les dégustateurs professionnels ou ceux qui se piquent de les imiter,
enfin en tout cas c’est sacrément riche en bouche, ça je peux le dire, et oui
cela a de la longueur, de la persistance, une fois avalé, la bouche en reste
pleine). Ce vin s’harmonise magnifiquement avec le foie gras. Après sur le
rosbeef, bien sûr on a mis le tokay entre parenthèse, juste un verre d’un
Bordeaux honnête. On est revenu au Tokay avec le roquefort mais là il m’a paru
moins convainquant que du Sauternes, il me semble que le vin et le mets se
neutralisaient plus qu’ils ne se complétaient. On a terminé la bouteille, ce ne
sont que des petites bouteilles de 50cl, sur un gâteau tout simple, une génoise
moelleuse juste délicatement parfumée à l’eau de fleur d’oranger, là l’alliance
de nouveau était superbe.
Voilà, le Taupin je crois
repart avec un joli souvenir de bouche. Il n’y a pas besoin de faire des
banquets dont on sort alourdi, bien au contraire. D’ailleurs je déteste les
repas où l’on croule sous trop d’abondance et où, ma gourmandise aidant, je consomme
trop à force de me servir et de me resservir.
Mais il y a eu autre chose
et bien plus émouvant. Avec le vin m’est remonté un souvenir. Mon père et moi
étions descendus voir mon grand père pour passer avec lui le temps des fêtes à
un moment où sa maladie déjà lui empêchait tout déplacement. On ne le disait
pas, bien sûr, mais nous savions et il savait que c’était son dernier Noël. Mon
père avait apporté ce même Tokay, d’un autre millésime naturellement, pour
faire malgré tout un petit repas de fête léger, le vieil homme ne pouvait plus
manger beaucoup mais il a bu quelques gorgées, oh pas beaucoup, trois, quatre,
tout au plus de ce vin qu’il ne connaissait pas avec une concentration, une
intensité extraordinaire. Et je revois ses yeux s’éclairer, son visage se marquer
d’un sourire et je l’entends surtout, j’ai encore sa voix dans les oreilles,
disant : « fameux… supérieur… extra », ces trois mots là
exactement, je n’ai pas eu besoin de les noter, pourtant c’était il y a bientôt
vingt ans, oui, je les entends : « fameux… supérieur… extra »,
ou plutôt « fâmeux… supérrieurre… exestrra… », comment rendre compte
de son accent chantant, comment évoquer ces r roulant, comme le chantait
Nougaro, tous les cailloux de la Garonne… Dans ce bref moment mon cher Papi,
m’a semblé tout entier dans la bienheureuse sensation du précieux liquide
descendant en lui, arraché pour un instant à la bulle douloureuse de son
cancer. C’est un beau souvenir !