"la graine et le mulet"
J’ai beaucoup aimé ce film,
le dernier que j’ai vu en 2007. Avant qu’il ne s’éloigne trop de moi je vous en
donne une chronique pour vous inviter à y aller à votre tour.
Slimane, ouvrier
vieillissant licencié par le chantier de réparation de bateaux qui l’emploie
depuis trente ans, conçoit, appuyé par sa famille (ses familles) le projet un
peu fou de monter un restaurant sur un vieux raffiot et dont le plat principal
sera le couscous de poisson dont son ex-femme, la mère de ses enfants, est une
admirable cuisinière.
Ce couscous c’est le ciment,
le lien maintenu, c’est lui qui lors des repas dominicaux relie tous les
enfants de Slimane, autour de leur mère laquelle ne manque pas d’en faire
toujours porter une assiette à son ex mari (comme d’ailleurs elle ne manque
jamais d’en réserver une assiette pour un pauvre).
La famille de Slimane est
une famille ordinaire, modelée par son histoire, éloignée des clichés que l’on
pourrait avoir d’une famille maghrébine type. Elle est profondément marquée par
sa culture d’origine mais elle est enrichie par sa progressive intégration, par
la vie de travail et les solidarités sociales qui s’y sont nouées et par
l’agrégation de « pièces rapportées » d’autres origines. Les déterminants
sociaux prévalent sur les déterminants communautaires, pas de retour au voile
ici, pas du tout, c’est le meilleur signe d’une intégration véritable en cours,
il reste juste à espérer que cette vision, qui correspond à l’expérience du
réalisateur n’est pas en train d’être mise à mal par les régressions actuelles.
Le cinéastes filme ses
personnages au plus près, le plus souvent en très gros plan. Il n’a pas peur de
se coltiner à tout ce qu’ils sont, à les montrer dans leur réalité saisie
presque en temps réel, dans les situations les plus prosaïques (apprendre à
bébé à rester sur le pot) ou les plus douloureuses (la crise hystérique de la
belle-fille trompée). Les acteurs sont excellents. Ce sont presque tous des
débutants et c’est bien ça la vraie réussite du film que de parvenir à
transmettre sur l’écran la fougue et l’énergie qui a dû irriguer toute cette
équipe pendant le tournage. Hafsia Herzi qui joue Rym, la jeune fille qui est
la véritable porteuse du projet mérite une mention particulière, elle sait où
elle veut aller et y va avec une détermination qui crève l’écran. Elle est
particulièrement impressionnante dans le scène où elle tente (et parvient) à
convaincre sa mère de participer à la fête de Slimane.
Il y a des défauts. Le film
est sans doute un peu trop long. C’est certainement voulu. Il s’agit de faire
percevoir les choses dans toute leur pesanteur, de faire ressentir l’attente et
le suspense qui va avec dans sa durée réelle. La graine du couscous égarée
arrivera-t-elle à temps ? Cela conduit le réalisateur à un montage
parallèle un peu trop mécanique et répétitif entre les scènes où Slimane
poursuit interminablement (et absurdement) les gamins qui lui ont piqué sa
mobylette et celles où Rym tente par sa danse du ventre de faire patienter les
convives. La fin par contre est abrupte mais parfaitement explicite :
« l’autre » femme va sauver la situation mais Slimane ne sera plus là
pour en bénéficier. Slimane échoue pour lui-même mais sans doute il réussit
pour ses enfants.
C’est, on l’imagine, le
message qu’Abdelatif Kéchiche veut faire passer, pas le message d’ailleurs,
l’hommage, car c’est bien cela d’abord ce film, un hommage de Kéchiche à la
génération sacrifiée des pères. Il pensait à son père d’ailleurs quant il a
élaboré le scénario, bien avant de pouvoir tourner. Il comptait même faire
jouer le rôle de Slimane à son père mais celui-ci est mort entre-temps.
Les film en devient
profondément émouvant. Et sentir cette fraternité, cette solidarité qui unit
les personnages malgré les tensions, les conflits, les déchirements même,
sentir cette solidarité qui est leur carburant et leur force est ce qui nous
rend, nous spectateurs, heureux, même si on a eu les tripes nouées pendant une
bonne partie de son déroulement et même si on suppute que le film se termine
dans le drame.
Il y a eu des
applaudissements à la fin de la séance ce qui est plutôt rare au cinéma. Je les
comprends très bien mais j’admets aussi qu’on puisse ne pas aimer ce film parce
qu’il peut mettre mal à l’aise, par sa crudité, par sa frontalité, par son
absence de toute joliesse. Il a eu un accueil critique vraiment excellent mais
manifestement certains spectateurs ne sont pas rentrés du tout dedans comme en
attestent les points de vue que j’ai lu sur certains sites cinéma où les avis
d’internautes se divisent entre enthousiastes (la majorité) et gens qui ont
franchement détestés, certains ne voyant dans l’emballement positif des
critiques que du politiquement correct pour bobos parisiens. Mais c’est bien
Kéchiche qui a réalisé cette œuvre, pas des bobos parisiens, il parle de ce
monde qui l’a porté avec tout son cœur et en toute authenticité, ça se sent
sans aucune ambiguïté.
J’avais beaucoup aimé aussi « L’esquive », le précédent film de Khéchiche, plus difficile à appréhender pourtant, certains dialogues m’étant, surtout au début, presque incompréhensibles. Mais tout passait là aussi grâce aux comédiens, il y avait cette magie de passer des mots rêches et du phrasé bousculé de la langue des banlieues à la langue primesautière de Marivaux. J’ai replongé dans les profondeurs de mon blog pour retrouver ce que j’en disais. C’est là.