"Entre les murs"
Une fois n’est pas coutume.
J’ai bénéficié d’une invitation à une séance spéciale en avant première pour le
film « Entre les murs » de Roland Cantet.
Le film m’a beaucoup
intéressé. Il m’a ému aussi. Certaines scènes sont très fortes. Il coule avec
facilité puisque à la fin de la projection on est tout surpris d’apprendre
qu’il dure 2h10, on ne voit pas passer le temps.
Mais il pose aussi beaucoup
de questions et je suis sûr d’avance qu’il donnera matière à pleins de billets
passionnants chez nos blogamis qui sont de la partie (n’est ce pas Samantdi,
Ada, Telle, entre beaucoup d’autres…)°
Ma première impression est
paradoxale. Je ressens ce film comme à la fois extraordinairement juste et
assez largement faux et j’ai un peu de mal à dire pourquoi. Juste parce que les
personnes, les élèves, les profs, les rapports entre eux, les rapports avec les
parents, les modes de communication et de non communication, le fonctionnement
des instances institutionnelles, conseil de classe, conseil d’administration,
conseil de discipline, me semblent rendus avec une vérité extraordinaire. Et
faux parce que le déroulement d’une classe, quel que soit le type d’élèves,
quel que soit le mode de fonctionnement de l’enseignant ne me paraît pouvoir
ressembler tout à fait à celle qui est ici montrée. Bien sûr le film revendique
cette liberté puisqu’il se pose comme une fiction. Il est le produit à la fois
du livre de Bégaudeau, lui même issu de son expérience d’enseignant et du
travail du groupe d’élèves du collège Dolto qui pendant toute une année a
travaillé dans le cadre d’un atelier d’expression théâtrale avec les
réalisateurs du film. Il pose le même type de question que toute création aux
limites du documentaire et de la fiction: qu’est-ce qui là-dedans est
« vrai », qu’est-ce qui ne l’est pas ? Il serait négatif qu’il
ne soit perçu que comme un documentaire sur l’école en France, dans des
quartiers difficiles, ce que peut induire cette force de vérité qui se dégage
de lui. Les collégiens venus d’un établissement de ce type qui assistait à la
projection l’ont tout de suite remarqué et paraissait un peu choqué de l’image
donnée : « ça ne se passe pas du tout comme ça dans notre
classe ».
Le prof se positionne comme
ses élèves essentiellement sur le terrain de la parole, de la joute verbale.
C’est une façon de créer une proximité, de se mesurer à eux sur un terrain qui
est plus facilement le leur même si les codes ne sont pas les mêmes. Le prof
sort en général d’une tension par une pirouette verbale qui est le plus souvent
une fuite de sa part, rarement par l’obtention d’un consensus entre lui et
l’élève ou par la mise en avant d’une règle clairement posée qu’elle soit de
grammaire ou de discipline.
Ce jeu verbal est donc aussi
une façon pour lui à la fois de se défendre, d’obtenir une complicité avec se
élèves, voire d’en tirer une forme de respect voire de prestige parce qu’à ce
jeu là aussi, il peut être meilleur qu’eux. Mais il comporte aussi le risque
qu’il apparaisse contaminé par cette proximité et ça arrive à plusieurs
reprises. Il peut difficilement apparaître alors comme celui qui peut les tirer
vers autre chose, qui peut leur donner des clés pour comprendre le monde, pour
s’enrichir de lui. Et puis il peut conduire à des dérapages verbaux, à des mots
blessants, à l’impression donnée d’être méprisant, et le fameux
« pétasses » n’en est qu’un exemple parmi d’autres.
Dès lors il peut apparaître
souvent une incohérence chez l’enseignant qui bascule de façon imprévisible
entre la complicité et le rappel du fait que c’est lui qui est le maître du
jeu, qui doit rester le maître du jeu. Le moment où ça va trop loin n’est
jamais tout à fait le même. Il provient plus d’un soudain ras le bol du prof
que d’une limite clairement posée, et qui aurait été clairement explicitée aux
élèves. Tout à coup, il décrète : là, ça a été trop loin, là, j’exige des
excuses, là, je te conduis chez le principal. Or l’existence de règles claires,
non subjectives, est bien un des points fondamentaux, pour que les ados puissent
se repérer.
Mais ses
« faiblesses » pédagogiques donnent aussi au personnage de François
sa force et son authenticité. Il n’est pas le bon prof pas plus qu’il n’est le
mauvais, il est juste un type profondément concerné par ses élèves, à la fois
plein d’énergie et plein de souffrances, un battant plein de combativité mais
qui n’est pas à l’abri des incohérences.
Le film s’attarde plus
longuement sur les difficultés, sur les tensions, sur les moments de crise que
sur les moments positifs. Du coup on a un peu de mal à trouver crédible la fin
du film qui montre que malgré tout la mayonnaise a pris, que malgré toutes les
difficultés, les incompréhensions, les abyssales différences de codes et de
terreaux culturels, une communauté scolaire a pris corps, comme cela s’exprime
par exemple dans la partie de foot de fin d’année qui est un moment de vrai
partage.
Ce que l’élève est contraint
de faire est le plus souvent dépourvu de sens à ses yeux. Et c’est lorsque ce
sens lui apparaît que les avancées deviennent possibles. De ce point de vue
tout ce qui joue autour de la construction des autoportraits avec d’abord les
refus, les réticences, puis l’acceptation de jouer le jeu, puis
l’investissement, la réalisation, la production, l’exposition de soi aux
regards des autres est remarquable. A travers ce travail le prof parvient à
faire sentir aux élèves qu’il les reconnaît en profondeur, qu’ils ont une
valeur pour lui, donc à annuler les effets des dérapages verbaux, qui pouvaient
légitimement être interprétés comme des marques de mépris.
Quoiqu’il en soit je trouve
ce film et la démarche qui l’a porté profondément sain. Ce n’est pas un film de
l’extérieur, donnant un point de vue idéologique quel qu’il soit, faisant une
analyse ou donnant des recettes, ce sont des bouts de vie, venus de
l’intérieur, venus d’entre les murs, produit entre les murs, à partir
d’expériences uniques appuyées sur le réel mais loin de toute généralité, loin
de tout jugement.
J’ai acheté dans la foulée
le bouquin de Bégaudeau et commencé à le lire. L’esprit est tout à fait le
même. Il me semble cependant que le recours à l’écrit, que l’effort de
positionner les règles, est un peu plus présent que dans le film ce qui le
colore légèrement différemment. Et d’autre part, il s’agit d’une classe de 3°. Je
me demande pourquoi le film nous parle d’une quatrième. l’âge et le look des
ados évoque beaucoup plus des jeunes de troisième, même dans des collèges avec
beaucoup d’élèves en retard.
C’est assez étonnant que ce film si peu conventionnel ait eu la Palme d’or. C’est très positif et ça va lui procurer une diffusion inespérée. Cela dit je me demande comment il peut être reçu à l’étranger où il risque d’apparaître plus encore qu’à nos yeux comme un simple documentaire montrant une école bien malade. Mais il faut croire que le jury a su percevoir une valeur universelle à ce qui peut paraître très marqué par le contexte français, avec les caractéristiques propres de notre école, ses règles et ses instances particulières. Ce qu’il a sans doute voulu primer aussi c’est une certaine façon de faire du cinéma, un cinéma impliqué (je ne dis pas engagé, surtout pas engagé !), un cinéma qui est une sorte de cinéma-action comme on dit qu’il y a des recherches-actions, un cinéma qui tire sa force d’une élaboration collective et ça c’est très bien.