Réminiscence
Hier dimanche j’avais une course à faire en bas des Gobelins, le matin. Il faisait beau, d’une fraîcheur sèche sous un pâle soleil d’hiver. J’étais guilleret. La journée s’annonçait plaisante. Pour déjeuner nous recevions ma belle mère et mon père, petit moment familial sympathique pour leur faire profiter de leur petit fils, l’anglais, venu pour quelques jours à l’occasion du mariage d’un de ces condisciples de lycée. Et ensuite nous allions avec tout notre petit monde au théâtre pour y voir « La vie est un songe » de Calderon.
Je suis naturellement allé aux Gobelins à pied et j’ai profité du temps agréable pour en revenir par le chemin des écoliers. J’ai fait un petit crochet notamment par la rue où se trouve la clinique où est né notre premier fils, ce grand dadais de physicien, notre anglais qui justement nous visite en ce moment. Je fréquente assez souvent ce quartier, proche du mien, mais cela faisait très longtemps que je n’étais pas passé dans cette rue là précisément.
Il m’est monté alors, devant la façade de la clinique, une réminiscence, quelque chose de fort, une bouffée de passé à la présence très intense, une madeleine si l’on veut ou ce Temps, retrouvé sous le pas, par la grâce des pavés disjoints de la cour de l’hôtel de Guermantes.
C’était il y a bientôt 27 ans.
27 ans ! Et j’habitais déjà dans le même quartier (à deux stations de métro, juste maintenant mon appartement est un peu plus grand), je travaillais déjà dans la même corporation (presque le même boulot, je suis juste un peu plus chef maintenant), j’avais la même femme (tout à fait la même, maintenant les sentiments sont juste un peu plus usés, sans qu’il y ait eu entre-temps ailleurs de grandes envolées de cœur, juste quelques brefs moments d’escapade). Je ne suis pas de ces gens dont on dit : ils ont vécu plusieurs vies en une seule. Je sais que cette stabilité est précieuse à certains égards, mais je sais aussi qu’il m’arrive d’être envieux de vies plus multiples. Le long fleuve tranquille ou les secousses du torrent impétueux ! Chacun son karma, comme nous le disions en souriant avec une amie du net avec qui j’ai dîné l’autre soir. Le plaisir de l’écriture de fiction ce peut être ça aussi, vivre par le verbe et l’imaginaire, les vies que l’on n’a pas vécues.
Allez je reviens à ma réminiscence.
J’avais écrit sur ce moment unique, il y a pas mal de temps déjà, quelques lignes seulement, ce n’était qu’un extrait dans un texte qui parlait d’autre chose.
J’ai eu envie d’aller le retrouver et de le donner en partage. Le voici :
***
« C’est pour bientôt, vous savez… ».
Nous sommes prêts, toutes les petites affaires du bébé sont là, la valise ouverte dans le salon, presque remplie.
Nous allons au cinéma ce soir là. « Fanny et Alexandre ». Un Bergman. Drôle d’idée au moment où on s’apprête à accueillir la vie ! Et il y a justement une scène d’accouchement très réaliste, C. me serre la main très fort et je sens son cœur qui bat plus vite.
Le lendemain était un beau dimanche de printemps.
Au lever C. reste longtemps aux toilettes, en sortant elle me dit d’une petite voix blanche : « Je crois que ça y est, je crois qu’il faut y aller… »
Je finis de remplir la valise et nous partons.
La clinique est à cent mètres de la maison, nous y allons à pied. Nous marchons lentement à petits pas précautionneux, C. me donne le bras, son autre main est posée sur son ventre. Ce n’est pas une promenade et pourtant c’est ma plus belle promenade, la rue et le boulevard sont vides comme toujours tôt le matin le dimanche et il y a cette lumière, cet air vif et frais, ces chants d’oiseaux, les jeunes pousses aux fronts des marronniers.
J’attends dans le hall de la clinique pendant qu’on l’examine, la réponse tarde peu :
« Oui, elle reste, on va l’installer dans sa chambre et puis on la descendra en salle de travail. »
« Voulez-vous assister ? »
C’est l’évidence bien sûr et moi, que l’évocation d’un hôpital suffisait à mettre mal à l’aise et qui tournait de l’œil quand on me faisait une piqûre, je suis entré dans la salle de travail, sans trembler. Je me suis retrouvé à côté d’elle, au milieu des blouses blanches, des appareils effrayants, de la peur et des douleurs, je lui ai pris la main et j’ai regardé son visage surtout et je l’encourageais au même rythme que la sage-femme :
« Allez-y, c’est bien, soufflez, poussez, c’est bien, il arrive, encore un effort, soufflez, poussez, soufflez, poussez… »
Ça y est, il est sorti, cette petite chose sanguinolente, il crie…
C. crie. « Il a crié ? Est-ce qu’il a crié ?»
« Mais oui, il a crié, ce beau garçon… », sourit la sage-femme.
Je ne regarde pas trop du côté où les gestes se font, rapides, vifs, efficaces, je regarde le visage de C., ses traits qui se détendent, ses yeux qui sont des étoiles, le bébé enveloppé de frais est posé sur son ventre, voilà…
Ecrit en septembre 2004, pour un atelier d’écriture…