"Synguè sabour (Pierre de patience)"
Cela faisait un moment que
je voulais écrire un billet sur ce livre d’Atiq Rahimi, primé par le Goncourt.
Il faisait partie de ces billets en instance, en attente, de ceux qui
virevoltaient au bord de ma conscience, voire au bord de mes lèvres depuis
quelques temps. Je l’ai lu au début des vacances. Je me l’étais procuré peu
après sa parution. Il avait rejoint ma Pile à Livres bien avant le prix, grâce
en particulier à la note que lui avait consacré Samantdi.
C’est un des livres les plus
durs que j’ai eu l’occasion de lire. Mais contrairement à Wictoria je ne l’ai
approché à petits pas, je l’ai avalé en deux soirées, en deux longues gorgées
qui ne m’ont pas laissé indemne. Il y a quelquechose de terriblement glaçant
dans la façon dont est mené le récit, un ton d’objectivité clinique, fait de
phrases courtes, souvent répétitives, au présent, avec des personnages non
nommés, l’homme, le femme, il, elle, dans un cadre décrit sans fioriture, la
maison dans la ville en guerre où repose le mari vivant mais comme mort dans
son profond coma, avec le goutte à goutte implacable de la perfusion qui le
relie à la vie, avec les mouches qui tourbillonnent, se posent sur les mains,
sur le visage, aux commissures des lèvres immobiles.
La femme est à priori, par
tout ce qu’on lui inculqué, dans le respect de cet homme dont elle attendrait
protection mais on elle sait bien qu’il ne peut plus rien, qu’il n’est plus
rien. Elle lui parle au creux de l’oreille, entre dévotion inculquée et révolte
impuissante, entre colère et honte de sa propre colère comme si celle-ci venait
d’une démone en elle. Cependant elle prend progressivement conscience à mesure
qu’elle revisite sa propre histoire de la façon dont elle a été écrasée par
l’homme, par la famille, par la religion, par les valeurs (si l’on peut
dire !) qu’il porte. L’homme immobile devient sa pierre de patience, cette
pierre magique de la mythologie perse, accueillante aux douleurs de qui se
penche sur elle. La femme déverse en lui ses malheurs, ses souffrances, sa rage
jusque là muette et aussi les secrets toujours tus, les tours et les ruses
qu’il lui a fallu mettre en œuvre pour survivre, elle voudrait maintenant qu’il
est devenu inoffensif qu’il puisse l’entendre et ce lui serait une forme de
vengeance.
Le livre file vers sa fin
apocalyptique. Il n’y a aucune espace d’espérance. Certaine figures pourraient
y faire croire : ainsi le beau père porteur des vieilles sagesses d’orient
et réfractaire aux idéologies mortifères mais il y a longtemps qu’il est
mort ; ainsi le jeune soldat, lui même martyrisé, avec qui elle échange
quelques tendresses mais dont elle devine qu’il deviendra un soudard comme les
autres effrayés des femmes, « ceux qui ne savent pas faire l’amour font la
guerre » ; ainsi encore sa tante échappée des liens familiaux mais
qui n’a pu que se réfugier dans un bordel.
C’est un livre terrible. Je
n’ai pas tellement aimé la forme d’écriture choisie par Atiq Rahimi. Disons que
je n’ai pas été séduit par cette forme d’impersonnalité, par cette scansion
toujours la même, par cette langue et ces images trop répétitives, trop sèches
qui font coup de poing mais ne permettent pas la rêverie. Sans doute tout cela
est-il voulu. Il ne s’agit pas de séduire mais bien d’assener ce coup de poing
avec toute la vigueur nécessaire en nous laissant un peu groggy au bout de
notre lecture. Non il n’y a aucun espace pour l’espoir dans ce livre, si ce
n’est le fait qu’il ait été écrit et qu’il cheminera sans doute dans les
consciences comme un cri. Mais ne serait-ce que pour cela il faut le lire
absolument.