Les portes cadenassées de la mémoire
Hier je parlais avec mon
père. Il m’a raconté le rendez-vous que ma sœur a eue avec l’oncologue qui la
prend en charge, maintenant qu’il a été décidé de repousser son opération, de
lui faire d’abord une chimio. Là encore il l’avait accompagnée et a assisté à
l’entretien. Le médecin a pris le temps d’un très long entretien, l’interrogeant
sur toute son histoire médicale. Sans trop s’appesantir sur son histoire
psychologique mais en ayant toutefois manifestement bien compris qu’il y avait
eu des phases très difficiles et très chaotiques dans sa vie.
Puis : « Et ces
marques au poignet, c’était un accident ?
« Non c’était
volontaire ».
Mon père me dit : « Lorsqu’elle
l’a eu dit, je crois que je me suis souvenu. Ça m’a rappelé quelque chose mais
vaguement. Et puis je me souviens d’une autre fois aussi, où elle avait dû
subir un lavage d’estomac. Ça te dit quelque chose ? »
Non ça ne me dit rien. C’est
impressionnant. J’ai dû savoir quand même !
On s’interroge alors à
propos de nos trous de mémoire respectifs.
Il me dit : « Quand
même tu te rappelle quand elle avait fait cette fugue en Hollande, elle était
très jeune encore, nous étions parti la récupérer à un festival de musique je
ne sais plus où, tu m’avais accompagné, nous l’avions retrouvé presque
miraculeusement dans toute cette foule, nous l’avions ramenée mais ça n’avait
servi à rien, elle était repartie deux jours après, de toute façon on ne
pouvait pas la garder sous clef ».
Mais non, ça non plus ça ne
me dit rien. Et puis, si, très vaguement, maintenant qu’il me l’a dit. Je n’ai
pas vraiment d’image de notre expédition, pas le souvenir de l’histoire dans
son déroulement, je ne pourrais pas la raconter. Me remonte plutôt le sentiment
confus que j’avais accompagnant mon père, une forme de malaise, il faut bien
aller la rechercher cette petite idiote mais en même temps qu’est-ce que je
fais là à être du côté des parents, du côté de l’ordre, moi qui dans le même
temps me pique de révolution.
Nous essayons de dater. Sans
y arriver précisément. Les années de l’immédiat après 68 c’est sûr. J’habitais
encore chez les parents, c’était avant mon départ à Lyon. Elle devait donc
avoir 13 ou 14 ans pas plus.
Mon père me raconte encore
qu’après cette fugue en Hollande, il avait été la récupérer en voiture à la
frontière belge, où elle s’était faite reconduire après avoir été arrêtée suite
à un chapardage dans un magasin. Là, j’ai beau creuser, ça ne me dit rien cette
absence, ce retour. Et ma mère ? Je ne la vois pas un instant dans le
tableau. Que faisait-elle ? Que disait-elle ?
« Ah oui, Auvers sur
Oise, c’était à Auvers sur Oise, ce festival où nous l’avions récupérée ».
Le nom m’est revenu d’un
coup. Juste le nom, frais, net et incontestable.
Et mon père
d’approuver : « oui, oui, c’est ça. Auvers sur Oise, ça me revient
maintenant que tu le dis ». Le nom. Preuve que tout ça est là, dans ma
petite caboche, avec sans doute les images, les éléments du contexte mais là,
rien à faire, tout ça est solidement tenu à l’écart derrière les portes
cadenassées de la mémoire.
Je pense à mes journaux
intimes. Oh certes je ne les ai pas tenus continument très loin de là. Mais
tout de même il y a eu certainement des périodes où je les tenais pendant
lesquelles il se passait des choses importantes du côté de ma sœur. Or je crois
bien qu’il ne doit pas y en avoir la moindre trace dans mes journaux, signe de
la place ou plutôt de la non-place que tout ceci occupait dans ma vie. En
apparence ! Evidemment !