"Chaînes conjugales"
J’ai acheté récemment le DVD
du film de Mankiewicz à la suite de ma lecture de « Paradis
conjugal » et je l’ai regardé hier. Je ne l’ai pas vu du tout comme Alice
Ferney ou plus exactement comme Elsa Platte, l’héroïne de son livre.
Elsa partage avec les
héroïnes du film la peur de l’abandon mais c’est à peu près tout. Elle réfère
cette peur à l’amour, à son usure et à son épuisement ainsi qu’au
vieillissement du corps. L’amour est présent bien sûr dans les couples de
Mankiewicz, mais d’une façon seconde, quasi marginale. La figure possible de
l’amour véritable, puissance déstabilisatrice des couples constitués, est
incarnée par une absence oh combien présente, c’est la voix off, c’est la
mystérieuse, l’insaisissable Annie Ross.
Je vois pour ma part ce film
surtout comme une analyse constamment ironique des rapports sociaux et de leur
sourde violence dans la bonne société américaine provinciale de l’après-guerre,
des rapports hommes femmes, des efforts pour préserver la conjugalité et les
statuts sociaux acquis grâce à elle. Dans le livre j’avais l’impression d’une
happy end parce qu’était affirmé la possibilité de « la restauration de
l’amour ». C’est nettement plus ambigu chez Mankiewicz. Ce qui est
préservé c’est la conjugalité et pas forcément l’amour ou alors un amour
tellement indissociables de liens et de rapports sociaux d’une grande violence
qu’on ne sait plus si c’est vraiment de l’amour. Ces chaînes conjugales
qu’évoquent le titre, c’est bien au premier degré qu’il faut les lire.
Mankiewicz observe et décode
avec un œil d’entomologiste les réactions contrastées de personnages qui se
débattent dans les situations à la fois drôles et cruelles dans lesquelles ils
sont plongés. L’ironie tourne même à la franche satire quand il présente le
couple ridicule de la redoutable Madame Manley et de son petit mari, qui
symbolisent avec une réjouissante modernité l’accaparement des médias par les
publicitaires : ce dont il est question, c’est, dit avec d’autres mots,
« l’achat de temps de cerveau disponible » selon la célèbre formule
d’un patron de TF1.
C’est curieux tout de
même : l’analyse du film dans le livre est très fine, très détaillée. Il y
a certains détails dont je suis sûr que je ne les ai perçus à la vision que
parce que mon attention avait été attiré sur eux par le récit dans le livre. Et
pourtant j’ai ressenti le film comme profondément différent de ce à quoi je
m’attendais. Je n’ai pas eu du tout l’impression d’une redite et l’inquiétude
que j’avais en me disant qu’il était dommage d’avoir lu le livre et d’en avoir
ainsi défloré le film ne s’est pas révélé du tout fondée.
Je me demande simplement si
Alice Ferney en l’écrivant a joué sciemment de ce décalage. Ce serait alors une
dimension supplémentaire à son livre, ce jeu sur la différence entre la vision
« objective » du film et sa vision dans le regard d’une femme en
proie à sa propre angoisse de perte d’amour.
En tout cas c’est sacrément
enrichissant de se confronter aux deux œuvres. Mais dans quel sens est-il
préférable de le faire, ça je n’en sais fichtrement rien…