Le journal d'Hélène Berr
C’est vraiment un texte poignant que ce journal !
Il est composé de deux parties, l’une rédigée entre avril et novembre 1942, l’autre entre fin août 43 et février 44, séparés donc par une interruption de quelques mois. Le changement de climat psychologique entre les deux parties est spectaculaire et cet écart contribue à rendre le texte bouleversant.
Dans la première partie on voit vivre une jeune fille juive de bonne famille bourgeoise assimilée, étudiante en anglais à la Sorbonne, qui parle de ses auteurs favoris, de son goût de la musique, de ses promenades à la campagne, de ses amitiés et de ses hésitations sentimentales. On se voit, on s’invite à goûter, on devise, on écoute et on joue de la musique (c’est une découverte la place de ces goûters dans la convivialité de ce milieu et de cette époque, pour moi le goûter ne me semblait être qu’un repas spécifique aux petits enfants). Bien sûr les ombres, déjà, sont là. Il y a les lois antijuives qui se multiplient, le port de l’étoile jaune à laquelle Hélène est confrontée, les rafles dont on entend parler. Le père d’Hélène est lui même interné pendant quelques temps avant d’être finalement libéré et le climat devient de plus en plus angoissant. Mais malgré les craintes, malgré les angoisses, il reste une certaine place pour les projets, pour des espoirs, pour des moments de vie insouciante tout simplement, de vie d’une jeune femme de vingt ans.
Á la reprise du journal la tonalité est très différente. La tristesse, l’angoisse désormais dominent absolument. Ceux qui restent parlent surtout de ceux qui sont pris, des abominations que l’on devine (on sait beaucoup de choses des conditions atroces de la déportation, de la mort par maladie ou épuisement, des assassinats de sang froid… mais on ne peut penser quand même l’inimaginable, la solution finale !). L’éloignement du fiancé engagé dans les forces françaises libres est pour Hélène comme un redoublement intime de la douleur liée à l’aggravation de la situation. L’étau se resserre. Hélène se sent en sursis mais, au-delà de la peur qu’elle peut avoir pour elle-même, ce qui lui brise le cœur c’est de voir les douleurs autour d’elle. La mort naturelle et douce de Bonne Maman est un contrepoint paisible, ressenti comme presque bienfaisant, aux disparitions qui ne résultent que de la folie meurtrière des hommes. Hélène tente encore de s’intéresser à sa thèse, mais le travail n’est qu’un palliatif qui n’a plus de sens, qui lui permet seulement parfois de dire «j’oublie que je mène une vie posthume ». Elle se culpabilise presque à ressentir encore par moment de l’émotion devant la beauté d’un texte ou d’une musique et écrit « le sens de l’humour me paraît un sacrilège ». Si elle reprend le journal c’est aussi dans l’idée de le transmettre, de le faire passer à son fiancé pour témoigner, c’est « la main vivante par-dessus le tombeau » dit-elle en citant longuement Keats, son poète favori. Les dernières pages sont des lettres à sa sœur, depuis Drancy, dans lesquelles elle tente de rassurer et qui en sont d’autant plus poignantes.
Evidemment en lisant ces pages je n’ai pu m’empêcher de penser au journal d’Etty Hillesum dont j'ai parlé ici et là et de constater la façon différente dont ces deux jeunes femmes ont vécu la même tragédie. Force est de constater qu’il y a en Etty, grâce à sa foi, une sorte de lumière qui se maintient et même s’approfondit, quelle que soit l’horreur de la situation. Mais il est certain que le désespoir qui irrigue l’écriture d’Hélène est sûrement plus représentatif que la lumière intérieure d’Etty des sentiments de la majorité de ceux qui étaient dans la nasse.
Une autre chose, indépendante du texte lui-même, contribue à mon émotion. Il y a sur l’édition de poche une photo d’Hélène. Elle ressemble de façon très frappante, même coiffure brune, même regard et même forme de visage, aux photos de ma mère à la même période. C’est très troublant.