Exercice de détachement
Quel temps ! Il pleut sans discontinuer quasiment depuis samedi et pas de la petite bruine légère, une grosse pluie qui tambourine sur les vitres, un vent tempétueux qui retourne les parapluies et dépouille les arbres de leurs feuilles. Bref, un temps de novembre ! C’est très calme aujourd'hui à mon bureau. Je peux même me permettre de détourner une partie de mon temps de fonctionnaire pour mes écritures personnelles ! Je regarde par la fenêtre et rêvasse entre deux mots…
A la campagne sans doute pourrait-on avoir envie de promenades encapuchonnées pour jouir de la tourmente et pour ensuite avoir le plaisir de venir se sécher devant un feu, de déguster une boisson très chaude puis de cocooner bien à l’abri de murs épais…
A Paris ce serait plutôt expédition vers les salles obscures. Hier dimanche j’ai voulu aller voir « Les mystères de Lisbonne » ce très, très long film, dont la critique est enthousiaste et qui me paraissait parfait pour ce genre d’après-midi. Manifestement je n’étais pas le seul à avoir cette idée, j’ai eu beau arriver un quart d’heure avant la séance, le cinéma était déjà complet.
Du coup je suis rentré à la maison, avec le projet de mettre enfin un peu d’ordre sur mon ordinateur, dans mes fichiers et mes sauvegardes. Il faut dire que j’avais récupéré la veille le disque dur endommagé sur lequel j’avais antérieurement fait ces sauvegardes. J’avais déjà évoqué ce crash ici, des correspondants m’avaient gentiment suggéré des pistes de récupération, mais je n’ai rien pu faire. Et la boîte de maintenance informatique à laquelle j’ai finalement confié l’animal n’a manifestement rien pu faire non plus. Je sais donc désormais que j’ai vraiment perdu et de façon définitive quantité de fichiers, un certain nombre de textes et beaucoup de photos. J’ai passé quelques heures à mesurer l’ampleur des dégâts, à tenter de créer une organisation dans mes fichiers qui soit à peu près rationnelle et dans laquelle me retrouver. Ce n’était pas une partie de plaisir. Il y a toujours quelque chose d’un peu mortifère dans les activités de rangement et de classement, surtout si on les effectue dans ce contexte, consécutif à une perte.
Apparemment j’ai surtout totalement perdu ma photothèque entre mars 2008 et décembre 2009. Quelques centaines de photos, des traces visuelles de voyages, de promenades, d’ambiances et de personnes aussi. J’ai aussi perdu des textes, mais rien de très important, semble-t-il. Il y a pas mal d’articles ou de notes mais qui sont imprimées par ailleurs. Ne sont perdus sans retour possible que quelques éléments de correspondance, certains auxquels je croyais tenir beaucoup, et deux nouvelles amorcées que je me proposais de reprendre et de terminer mais l’aurais-je fait ?
Mais c’est dur. On a l’impression d’un arrachement, c’est comme une part de soi qui aurait été volée. On s’en veut et on se maudit d’avoir été imprévoyant (un peu comme je l’ai été lorsque je me suis fait voler l’ordinateur du bureau).
Jeudi dans la discussion d’une vingtaine de minutes dont mon prof de yoga fait toujours précéder les exercices proprement dit, il était précisément question de l’excès d’attachement comme d’une des causes de souffrance. Tout le monde est bien entendu d’accord pour reconnaître qu’il faut se garder d’un excès d’attachement à quoi que ce soit, dans l’ordre matériel, comme à l’égard des personnes. Mais ensuite lorsqu’on est confronté à une perte, fut-elle finalement assez dérisoire comme c’est le cas ici, on ne peut s’empêcher d’en avoir comme un coup à l’estomac.
La perte ici est principalement matérielle, mais elle n’est pas que matérielle car une photo, un texte, c’est aussi une création, un petit bout de soi. Et du coup on a l’impression de tenir à tout ça, comme si c’était notre vie même, notre chair même. Ce qui est absurde. Sans doute est-ce avant tout parce qu’une telle perte, indépendamment de sa gravité en soi, nous confronte au sentiment de l’irrémédiable, à l’idée de l’effacement qui est aussi celle de notre propre effacement.
Bref j’ai essayé de penser à tout ça à la lumière de cette idée de détachement.
Je n’y dis pas que j’y arrive en général mais là en tout cas, par rapport à cette petite perte là, je crois que j’y suis assez bien parvenu. Passé le désagrément immédiat, je crois que je m’en fous assez de ce que j’ai perdu. Bien plus en tout cas que ce n’aurait été le cas en d’autres temps.
Se sentir détaché dans ces petites choses est sans doute une façon de se préparer à pouvoir mieux l’être lorsqu’on est confronté à des pertes plus sérieuses.
Alors d’une certaine façon, je pourrais presque dire que cette perte c’est un entraînement, c’est un exercice. Au point que je pourrais presque finir par me féliciter de la contrariété pour la leçon qu’elle me donne !
Bon, enfin, là j’exagère un peu ! Mais, après tout, c’est l’idée, c’est sur quoi je voudrais m’arrêter, ne serait-ce que pour achever de combattre en moi la dite contrariété !