Images
Décidément mon journal tend
à se décaler dans le temps. Je reviens sur des images que j’avais notées, vite
fait, dimanche dernier, mais sans avoir pris le temps d’en faire un billet. J’avais
alors préféré donner quelques lignes sur Strasbourg, rattrapant ainsi déjà un
vécu du week-end précédent. Mais ce soir j’ai retrouvé mon gribouillis, j’ai
pris plaisir à le mettre en forme et voici…
Dans le métro en face de moi
une jolie femme, à moins plutôt qu’il ne faille dire une jolie fille. Jeune certes
mais dont l’âge est difficile à déterminer, entre vingt et trente ans sans
doute. L’indétermination vient de ce qu’elle porte en elle des signes
contradictoires, à la fois une grande juvénilité de corps et de visage et un
aspect sérieux, tendu, raide ainsi que la façon, très dame, dont elle est
habillée : chemisier blanc, gabardine claire, de longues jambes minces gainées
de bas noirs, des chaussures élégantes. Elle est blonde, ses cheveux raides,
coiffés à plat tombent sur ses épaules. Son regard derrière des lunettes aux
verres trop grands pour la forme de son visage, est concentré, immobile,
sévère, comme l’est toute sa personne. Elle tient ses mains croisées, crispées
presque, sur son sac posé sur ses genoux. La gabardine entrouverte laisse voir
ses jambes jusqu’à mi-cuisse, sans qu’on n’aperçoive sa jupe qui doit donc être
fort courte. A moins que… Mon imagination se met à faire plaisamment des
siennes. Je scrute d’autant plus la ligne de ses jambes, le lieu où elles
s’enfouissent sous la matière de la gabardine. Sans succès ou plutôt avec le
succès de ne rien voir ce qui laisse donc mon imagination libre de courir et me
permets de commencer à me raconter une histoire…
Mais je suis arrivé à
destination, sans que la fille ait bougé le moins du monde, je m’éloigne avec
sa troublante image dans les yeux…
Peu de minutes plus tard, je
marche sur le boulevard. Je croise une petite dame très âgée qui a l’air de
revenir d’une randonnée. Elle a des chaussures de marche légères, elle est
emballée dans un vêtement de pluie, la tête serrée sous une capuche alors qu’il
ne pleut pas et qu’il fait plutôt doux même s’il fait gris. Elle porte un petit
sac à dos rouge, elle est toute courbée, toute contrefaite, marche un peu de
travers avec une certaine difficulté, en tenant à la main un bâton de ski,
comme les randonneurs en utilisent parfois en guise de canne de marche. Elle
s’arrête devant un massif de fleurs qu’elle contemple quelques instants avant
de repartir. Son regard ne renvoie pas un bonheur de promenade, le plaisir de
l’instant présent mais quelque chose d’indéfinissablement triste, un regard
perdu, un regard de chien battu. Revient-elle vraiment de randonnée ou
l’a-t-elle juste singée sans quitter le quartier juste pour tenter de retrouver
une activité qu’autrefois elle aimait ? J’en ai le cœur étreint. Sans
doute aussi parce que j’y vois la patte irrémédiablement destructrice du temps,
parce que je peux même m’imaginer, moi, le grand amateur de randonnées, dans
vingt cinq, trente ans d’ici, seul, perdu, travaillant un peu du chapeau, et
cherchant dérisoirement au pied de mon immeuble à mimer mes plaisirs passés.
Mais sans doute la jeune
femme avait-elle une petite jupe sage juste un peu remontée par sa position
assise, sans doute la veille dame rentrait-elle, un peu amortie par la fatigue,
d’une petite balade avec ses copines…
Je ne me serais pas arrêté
sur ces images fugaces et sur les broderies que j’ai faites à partir d’elles
dans le temps minuscule d’un instant. J’aurais sans doute immédiatement oublié
mes imaginations, si elles n’avaient pas si vivement fait contraste dans mon
petit kaléidoscope mental, me donnant pour le coup l’envie de les accrocher, de
les figer sur le papier.
Un peu comme j’aime le faire
parfois avec les images sorties des rêves de la nuit…