Deuil difficile
Comme beaucoup le savent
désormais, mon petit canton de blogosphère a été récemment affecté par le décès
d’une blogueuse intermittente et discrète mais qui pour certains d’entre nous
comptait beaucoup.
Je ne reviendrai pas ici sur
la réalité des liens dits virtuels. Seuls des personnes qui ne pratiquent pas
le blogomonde peuvent douter de la réalité, de l’importance, de la potentielle
intensité de relations entretenues au long parfois de plusieurs années avec des
personnes que pourtant on n’a jamais vu.
Dire cela ne signifie pas
que je n’ai pas le souhait de rencontrer « en vrai » ces personnes.
Je suis très heureux désormais chaque fois que je peux mettre une apparence
corporelle, une voix, un visage et des regards vivants sur des mots. J’étais
réticent au début de ma pratique. Enfin réticent n’est pas le mot. Disons
plutôt que je m’en effrayais. Mais c’est vieux ça, j’ai bien changé sur ce
point et je regrette donc toujours quand ces rencontres ne peuvent avoir lieu,
que ce soit à cause de l’éloignement géographique ou parce que l’autre, pour
des raisons qui lui sont propres et qui sont parfaitement respectables, n’y est
pas prêt.
Ainsi en a-t-il été pour
elle. J’avais le sentiment que le moment d’une rencontre approchait, nous en évoquions
la possibilité depuis déjà longtemps mais les réticences de son côté restaient
puissantes je le savais bien. Je sais qu’elle était dans la salle le jour de
mon intervention, elle me l’a laissé entendre à plus que demi mot dans une
réponse à un commentaire récent déposé sur son blog : « Paris est
tout petit; alors forcément il y aura un jour où on se croisera "en
vrai". (j'aurai sur toi l'avantage de te reconnaître, mais
chut!!!) ». Je m’en veux de n’avoir pas suffisamment scruté la salle pour
essayer de la repérer. J’avais fortement pensé à elle, sachant qu’elle
viendrait peut-être, lorsque les gens entraient dans la salle puis j’ai été
absorbé par les interventions et par ma propre anxiété avant ma prise de
parole. Au moment de la dispersion je n’ai plus pensé qu’à mes blogamis
présents avec qui je suis parti prendre un pot, sans plus m’interroger sur sa
possible présence, sans chercher un signe que peut-être elle aurait pu être
tentée de me faire.
Et c’est maintenant qu’elle
n’est plus, que je prends la mesure de ce qui manque. Le fait de ne pas l’avoir
rencontré ne rend pas la personne plus lointaine, ne fait pas de son décès un
évènement plus anodin, plus indifférent. C’est même tout le contraire, comme
s’il manquait quelquechose pour pouvoir accomplir correctement le deuil. Il me
manque le souvenir de la réelle présence, il manque en moi l’image de ce à
travers quoi s’incarne et se synthétise la personne, cette enveloppe corporelle
et tout ce qui en émane et qui assure la présence aux autres et aux monde.
Je n’ai d’elle que des
fragments, cette sorte de puzzle que sont ses mots. J’ai relu, ceux que j’ai
conservés, parce que j’avais pris le soin de les imprimer mais qui ne sont
qu’une petite partie de ceux qu’elle avait écrits et déposés dans ses blogs.
J’ai cherché à travers cette relecture à la saisir mieux. J’ai perçu certaines
choses qui m’avaient échappées. J’ai été frappé aussi de voir à quel point
depuis fort longtemps tout déjà était écrit sous le regard de la mort dont elle
savait l’approche même si ses textes restaient là dessus infiniment pudiques.
J’ai repris aussi la
correspondance que j’ai échangé avec elle et dont je me propose de faire un
fichier word propre et bien présenté et que j’imprimerai. Je reste un homme de
la génération papier. J’ai besoin pour ce qui compte vraiment d’une lecture qui
ne soit pas seulement celle de clignotements lumineux sur un écran. J’ai besoin
de m’appuyer sur un support physique que je peux conserver et manipuler. Ce
n’est pas une correspondance volumineuse mais elle est riche par sa profondeur
et elle suffit à tracer l’histoire d’une relation.
J’ai relu plus d’une fois et
avec une intense émotion l’extrait de ses textes qu’elle avait spécialement
choisi pour moi, en fonction de ce qu’elle savait devoir faire plus
particulièrement écho en moi et que sa cousine, sur ses consignes, m’a fait
parvenir. Elle l’avait enregistré à mon nom, rajoutant au bas du texte :
« Pour Valclair, en souvenir d’une amitié que l’on nomme virtuelle ».
Elle a eu cette attention particulière pour quelques uns d’entre nous qu’elle
considérait comme très proches. C’est bouleversant ce signe qu’elle a tenu à
nous faire passer d’au delà de la mort.
Hier j’ai voulu retourner
sur son blog. Il n’est plus en ligne. Nous savions que cette suppression était
imminente, la cousine qu’elle avait chargée de nous informer, nous l’avait
annoncé. N’empêche ça m’a fait un petit choc supplémentaire de tomber sur la
mention : « La page demandée n’existe pas ou n’est plus
disponible ! » Sa dernière présence sur la toile est ainsi effacée,
c’est un départ, c’est un déchirement de plus. Il n’y aura pas plus de traces
d’elle à la BNF. Le hasard a voulu, certains diraient que ce n’est pas le
hasard, que les collectes d'archivage du web aient eu lieu aux moments de ses
intermittences, après qu’elle ait eu effacé un précédent blog, avant qu’elle
ait eu développé le nouveau.
C’est ainsi. Ce n’est pas
plus grave que ça. Même si nous cherchons à conserver que ce soit dans nos
bibliothèques et dans nos greniers, à l’APA ou à la BNF, nous savons bien
aussi, combien tout ça, si on le prend d’un peu haut, d’un peu loin, est vain
et dérisoire, comme le sont nos vies dans le grand flux du cosmos. Ce qui ne
veut pas dire qu’il ne faut pas le faire et que la vie n’est pas importante et
merveilleuse.
J’ai hésité, connaissant sa
discrétion, à mettre ces mots-ci en ligne. Mais c’est de mon affliction que je
parle. En parler l’allège, en parler fait le deuil.
Maintenant de toute façon,
la page doit être tournée. La vie continue, il s’agit comme tous ses propos y
incitait, de vivre dans leur plénitude tous les fragiles bonheurs qui passent à
notre portée.